Le maître des illusions de Donna Tartt, Folie et décadence sur fond de campus de Nouvelle-Angleterre et cours de grec

Le maître des illusions de Donna Tartt, écrit en dix ans et publié à l’âge de 28 ans, est un de ces pavés mythiques que les lecteurs se recommandent, par bouche à oreille, d’année en année. Il est l’oeuvre d’une jeune Américaine, née à Greenwood, Mississippi, écrivain précoce, publiant ses premiers poèmes à treize ans et camarade de lycée d’un certain Bret Easton Ellis à qui elle a notamment dédié ce premier roman. Publié en 1993, ce campus-novel, en forme de faux-thriller, qui entremêle passion intellectuelle, littéraire et sentiments absolus jusqu’à la folie meurtrière, fut un succès mondial. Traduit dans 23 langues, « The Secret History », son titre original, fit de Donna Tartt une star littéraire. Aujourd’hui, le roman captive toujours autant les lecteurs même si ses 700 pages auraient pu être allégées de quelques longueurs…

Les choses terribles et sanglantes sont parfois les plus belles. C’est une idée très grecque, et très profonde. La beauté c’est la terreur. Ce que nous appelons beau nous fait frémir. Et que pouvait-il y avoir de plus terrifiant et de plus beau, pour des âmes comme celles des Grecs ou les nôtres, que de perdre tout contrôle ? Rejeter un instant les chaînes de l’existence, briser l’accident de notre être mortel ? (…) Si nos âmes sont assez fortes, nous pouvons déchirer le voile et regarder en face cette beauté nue et terrible ; que Dieu nous consume, nous dévore, détache nos os de notre corps. Et nous recrache, nés à nouveau.

Si vous êtes fan de Bret Easton Ellis en particulier de « Zombies », « Moins que zéro » et « Les lois de l’attraction », que vous aimez les pavés dans la digne tradition des story-tellers américains et les ambiances de campus US alors Le maître des illusions devenu roman culte est pour vous ! Souvent défini comme un roman à suspens ou un thriller, Le maître des illusions demeure avant tout un roman sur la fascination et la manipulation psychologique. Un roman sur le pêché et l’innocence perdue. C’est aussi un roman d’apprentissage « extrême » en quelque sorte, où un jeune californien quitte les bosquets d’orangers, les piscines de ses voisins et surtout la station service de ses parents modestes et négligents, pour étudier dans une prestigieuse université du Vermont (région où a étudié l’auteur au Bennington College et où elle s’est liée d’amitié avec l’écrivain Bret Easton Ellis) : Hampden.
Un nom « à la résonnance anglicane » (et qui rappelle celui de « Campden » imaginé par Ellis) dans une région qui lui évoque « les prairies radieuses et les montagnes vaporeuses dans un lointain frémissement », bref un échappatoire inespéré à sa morne vie et l’opportunité de prendre un nouveau départ plus exaltant.

Le Maître des illusions : dans les secrets de l’élite universitaire

Nous le suivrons donc au cours de cette première année scolaire, qui sera déterminante pour le jeune héros : « Je suppose qu’il y a un certain moment crucial dans la vie de chacun où le caractère est à jamais fixé ; pour moi c’est ce premier automne que j’ai passé à Hampden. » Très vite, il remarque un mystérieux petit groupe d’étudiants formant un clan à part, à l’élégance surannée et presque princière, aux silhouettes androgynes à la « sophistication sinistre ». « Ils apparaissaient ici et là, tels les personnages d’une allégorie ou les invités morts depuis longtemps d’une garden party oubliée. » Il mettra tout en oeuvre pour approcher ces inaccessibles qui le fascinent. Il y parviendra en rejoignant notamment leur classe de grec ancien mené par le charismatique, despotique et érudit Julian Morrow. Débute alors une formation hors norme pour le jeune-homme qui ne se doute pas des conséquences dramatiques de cette étrange amitié et de cet enseignement si particulier entièrement dédié aux langues anciennes et aux traditions antiques…

Très tôt dans le récit, la romancière fait le choix de dévoiler le cœur du drame. La suite du récit nous apprendra, au gré d’indices distillés au compte-goutte, les circonstances exactes et les mobiles qui conduiront ces jeunes étudiants aux portes de la folie et du meurtre.

Une galerie de personnages sulfureux et décadents hors du temps

Mais l’intérêt principal ne se situe pas dans cette intrigue finalement peu originale au regard d’oeuvres connues telles que « Le cercle des poètes disparus », « Bully » de Larry Clark ou encore « Sa majesté des mouches » côté littérature, ce sont plutôt ses personnages campés avec une maestria psychologique et une richesse de détails préfigurant celle chère à son ancien camarade de lycée, Bret Easton Ellis (quelques mentions de marques apparaissent d’ailleurs ci et là comme « la petite montre Cartier » ou « la cravate Hermès », « veste Brooks Brothers en soie »…). En particulier le portrait fouillé que Tartt réalise de ces adolescents atypiques, décalés, esthètes élitistes, arrogants et émouvants à la fois, qui lisent Homère et Platon et cultivent « un mode de vie byzantin » à la recherche d’absolu, d’extase, loin de tout matérialisme… ou de toute morale.
Les manipulations psychologiques et le mystère de leur personnalité complexe qui sera éclairci au fil des pages, intrigue davantage que leurs actes et l’enquête policière qui suivra. Chacun se révèlera en effet bien différent des premières impressions données.

Le personnage de Camilla, seule figure féminine du groupe est particulièrement réussi (et rappelle un peu celui de la sœur de Jordan dans « Les morsures de l’aube » de Tonino Benacquista) : d’un romantisme sombre presque gothique, elle dégage une forte sensualité à la fois angélique et noire qui séduira immédiatement le narrateur. « La lumière de la fenêtre se déversait directement sur son visage ; sous un éclairage aussi fort la plupart des gens ont l’air quelque peu délavés, mais ses traits fins et limpides en étaient illuminés, si bien que la regarder provoquait un choc : ses yeux pâles et rayonnants aux cils cendrés, l’éclat doré de sa tempe qui se fondait graduellement dans le miel tiède de ses cheveux luisants. » ou encore « (…) Elle n’était plus son personnage habituel, inacessible et lumineux, mais plutôt une apparition un peu brumeuse et d’une tendresse ineffable, toute en poignets fragiles, en creux ombrés et en cheveux ébouriffés, l’adorable et pâle Camilla qui se cachait dans le boudoir de mes rêves mélancoliques. »

L’ambiguïté amoureuse entre les différents membres de cette « caste » attire aussi l’attention sans que l’on puisse bien savoir ce qu’elle cache et trame. Ce qui relève de la simulation, du jeu ou de la réalité… Un climat de trouble et de « perversité innocente » baigne constamment ces pages, sur fond d’érotisme et d’érudition quasi mystique.

Dans Le maître des illusions, Donna Tartt fait monter progressivement la tension à mesure que les liens (et l’étau) se resserrent autour du jeune californien qui oscille entre crainte et profond attachement à ses nouveaux amis, dans un jeu de répulsion-attraction : « Je sentais que mon existence était compromise d’une façon subtile et essentielle. » Et brouille les pistes dans l’anticipation d’évènements qui n’adviennent pas ou de façon surprenante.

Même s’il sonne parfois un peu artificiel, le parallèle entre les cours de grec et la vie des étudiants est assez intéressant et donne toute l’originalité au récit en lui évitant de tomber dans une « banale » histoire de meurtre. Le personnage de Julian Morrow, sorte de gourou à la fois paternaliste et autoritaire, est à ce titre très intéressant et tout aussi énigmatique. Les pages du début où sont exposés quelques-uns des préceptes (aux accents d’endoctrinement) de ses cours sont particulièrement réussies et trouveront leur résonnance dans les évènements qui suivront.

(…) Il est dangereux d’ignorer l’existence de l’irrationnel. Plus une personne est cultivée, intelligente, réprimée, plus elle a besoin d’une méthode pour canaliser les impulsions primitives qu’elle s’est efforcée d’éliminer. Sinon ces forces puissantes et archaïques vont s’amasser et grandir jusqu’à se libérer, d’autant plus violentes qu’elles ont été retardées, et souvent assez brutales pour anéantir complètement la volonté.

On retrouve ici les racines de l’univers d’Ellis : un monde de luxe où s’affrontent l’orgueil, la passion, la jalousie en même temps que l’alcool, la drogue et d’étranges pratiques antiques qui mèneront ces jeunes jusqu’à la folie. Elle insiste aussi sur l’importance des statuts (le narrateur est un jeune boursier) et des apparences qu’il faut tout faire pour sauver. Les chapitres sur les vacances scolaires où le narrateur préfère dissumuler son abandon familial et manque de périr de froid dans une vieille bicoque, sont assez poignants.

Le maître des illusions : un roman aux tableaux sensoriels

La valeur de Le maître des illusions tient surtout à son atmosphère envoûtante que l’auteur excelle à créer. Elle nous entraîne dans un vertige de paysages grandioses tout droits sortis d’un « tableau de Constable », où s’entremêlent les odeurs, les couleurs (avec le rouge récurrent, symbole certes un peu cliché de la suite tragique à venir mais néanmoins efficace), les lumières et les ombres d’une nature qui tient un rôle majeur. « J’errais comme un somnambule, abasourdi et ivre de beauté. Un groupe de filles aux joues rouges qui jouaient au football, queues de cheval au vent, leurs cris et leurs rires atténués par la prairie veloutée au déclin du jour. Des pommiers craquants sous les pommes, avec en dessous des fruits rouges tombés sur l’herbe, l’odeur lourde et sucrée des pommes qui pourrissaient par terre, le bourdonnement régulier des guêpes (…) Le choc de voir pour la première foi un bouleau se dresser dans le noir, le soir, aussi mince et indifférent qu’un fantôme. Et les nuits d’une ampleur inimaginable : noires et venteuses, énormes et agitées, traversées d’étoiles. » ou encore les promenades en barque sur « le lac lumineux et tranquille« , « les remous des rames », « le bourdonnement hypnotique des libellules » se fondant avec un discours sur la peinture de la fin de l’empire bizantin, « les joues rouges de Camilla, ensommeillée laissant sa main dans l’eau« , « les feuilles jaunies des bouleaux qui tombaient des arbres et flottaient jusqu’au lac« …, leur maison de campagne qui restera dans son esprit comme « un splendide mélange d’aquarelles, blanc invoire et lapis-lazuli, marron, rouge et or et terre de sienne« , « un éclat de lune, blanc comme une rognure d’ongle qui flotte dans la grisaille« …

Elle sait aussi alterner des climats étouffants et angoissants avec d’autres de bonheur et de plénitude absolus ou encore électrisant voire érotique…
A sa lecture, on s’évade très vite, porté par les images riches qu’elle suscite dans notre imaginaire, par son écriture très expressive, fluide, lyrique et parfois un peu précieuse. Toutefois, on ne peut s’empêcher de regretter les nombreuses longueurs (pages de dialogues qui s’éternisent, les descriptions d’indices qui préparent à une révélation mais qui s’enlisent par leur durée excessive tels que les doutes qui assaillent le héros sur ses amis ou encore les pages sur les tares de Bunny pour justifier ce qui suivra…) ou encore quelques clichés du genre sur l’alliance entre l’érudition et la décadence. [Alexandra Galakof]

Deux ou trois choses que l’on sait de Donna Tartt :
Avec sa soeur cadette, Donna Tartt grandit dans le Mississippi et passe une partie de son enfance à combattre la maladie. A cinq ans elle écrit son premier poème et publie un sonnet, à treize ans, dans le Mississippi Literary Review. Parmi ses écrivains fétiche, on trouve Salinger et plus particulièrement T.S. Eliot à qui elle voue un véritable culte. L’étudiant meneur à l’esprit malfaisant et grand penseur dans « Le maître des illusions », nommé Henry Winter est originaire de la ville natale d’Eliot (St. Louis).
En 1981 elle entre à la Mississippi University, mais part l’année suivante au Bennington College dans le Vermont. Dans sa seconde année à Bennington, elle entame l’écriture de « The Secret History », et un de ses condisciples, un certain Bret Easton Ellis, s’enthousiasme pour les premières pages du manuscrit, qu’elle ne finira que huit ans plus tard, en 1991 (Le maître des illusions, 1993) , et qu’elle lui dédie . En 2001, Donna s’installe à New York et publie son deuxième opus : ‘The Little Friend (Le petit copain, 2003) , qui lui a pris dix nouvelles années d’écriture. Ce second roman, moins réussi que son premier raconte l’histoire d’une filette de douze ans, Harriet, intrépide et très curieuse, hantée par la mort de Robin, le « grand » frère qu’elle n’a pratiquement jamais connu, assassiné un dimanche de fête des mères alors qu’elle était encore bébé. Elle décide retrouver le meurtrier… Un roman sombre qui s’articule lui aussi autour de la mort.
L’écrivain a également publié un essai sur le basket-ball dans un recueil de textes autour du sport ainsi que des nouvelles dans The New Yorker, Harper’s (‘A Christmas Pageant’, décembre 1993) , GQ (‘A Garter Snake, mai 1995) et dans Meurtres et Passions-Spécial Suspense (‘Un vrai crime’, 1996). Elle partage son temps entre Manhattan et la Virginie.

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A lire aussi:
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Maria avec et sans rien de Joan Didion

15 Commentaires

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    • youka sur 24 août 2007 à 14 h 59 min
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    pas terrible, trop loin et ennuyeux
    il y a pas beaucoup d’intêret à lire ce bouquin
    phrases qui n’en finissent pas, descriptions fatiguants
    je me force à le finir tout en sachant que je n’apprendrai rien de plus

    • wigeric sur 24 mars 2008 à 19 h 14 min
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    Fascinant.
    J’en suis à ma quizième lecture en cinq ans et je ne m’en lasse pas.

    • Portalis sur 23 mai 2008 à 22 h 50 min
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    Magnifique, génial, prenant, envoutant, l’un des meilleurs romans que j’ai lus. Je relis régulièrement et ne m’en lasse pas. A lire absolument .

    • Eve sur 29 juillet 2008 à 23 h 11 min
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    Le meilleur livre que j’ai jamais lu.
    A lire et relire.
    Une ambiance terrifiante et inoubliable.

    • Anthony sur 3 novembre 2008 à 19 h 03 min
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    Un très bon livre , je n’ai pas encore fini mais je le dévore avec grand plaisir 🙂

    • Thomas sur 12 novembre 2008 à 23 h 41 min
    • Répondre

    "Le Maitre des illusions" m’est tombé dessus il y a une dizaine d’années et malgré les longueurs évoquées dans cette critique, emporté dans son ambiance si particulière.
    Ma femme m’a récemment offert "The Secret History" que j’ai dévoré et qui m’a littéralement laissé sans voix. Remarquable a tout point de vue… et disparues les longueurs!
    Je viens de me rendre compte que c’était le même livre…
    Wigeric, pour ta seizième lecture, essaie la version originale!

    • Joëlle sur 13 février 2009 à 11 h 26 min
    • Répondre

    Presque tout a déjà été abordé dans les commentaires faits ici sur ce roman.
    Je voudrais juste souligner 2 choses : la qualité de certaines courtes descriptions, la vision originale des choses, le réalisme poétiques de certaines notations (je citerai un seul exemple : la description de la blessure de Camilla par un tesson de verre dans une cours d’eau, c’est fabuleux), et d’autre part la maîtrise de la technique narrative qui juxtapose des actions sans cohérence, qui adopte un seul point de vue mais qui arrive à finalement à donner une histoire globale;

    • 100 balles & un Mars sur 18 juin 2009 à 18 h 02 min
    • Répondre

    Julian à Richard :
    "Je crois qu’une diversité de professeurs est nuisible et ne peut que troubler un jeune esprit, tout comme je crois qu’il vaut mieux connaître un livre à fond qu’une centaine de façon superficielle. Je sais que le monde moderne a tendance à me donner tort, mais après tout Platon n’a eu qu’un seul professeur, de même qu’Alexandre."
    p.49, éd.Pocket (1994/1996)

  1. J’en prends note, car je n’avais pas relevé la proximité avec B E Ellis.
    Chose amusante, ce livre est chez moi depuis quelques années (même s’il ne m’appartient pas en propre) et je n’ai pas vraiment songé à le lire avant de tomber sur votre article. Un grand merci, donc !

    • Anto sur 5 février 2015 à 19 h 49 min
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    Belle, juste et grande critique pour un grand roman ; même si je ne partage pas du tout votre point de vue sur les longueurs…. Quand je l’ai refermé, j’exhultais que ce livre ne fasse, justement, que 700 pages ! Je me suis consolé depuis en le relisant une seconde fois 😉

    1. C’est ce qu’on appelle etre fan !

    • Chasset sur 31 janvier 2018 à 9 h 45 min
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    Livre envoutant! J’adore ce qu’elle écrit. Le meilleur est LE CHARDONNERET. Le moins bien LE PETIT COPIN.
    Un grand Auteur/ Autrice.
    L’adore son univers.

    • gauthier sur 24 juin 2019 à 23 h 25 min
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    Je viens de terminer le Maitre des illusions. Un roman prégnant qui attire et qui révulse. Un mélange d’étrange innocence et d’arrogance
    malsaine. Richard Papen est comme une mouche pris dans une toile d’araignée. Il est attiré par ces gothiques qui commettent des meurtres sans réellement penser à la vie. « La beauté, c’est la terreur ». C’est bien cela. Ils recherchent une transe antique qui les mène à tuer. Ils ne semblent jamais vivants. Ces étudiants se perdent dans ce qu’ils croient être la culture grecque. Ils se perdent. On ne sait ce que deviendra ce Richard Papen. Sans doute un mort-vivant.

    1. Il pourrait bien tourner comme Patrick Bateman (cf: American psycho 🙂

    • jo de laube sur 20 octobre 2023 à 10 h 43 min
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    j’ai lu la version traduite par Pierre Alien, traducteur de tant d’auteurs connus…. et franchement, je suis surprise par le manque de rigueur apporté à ce travail. Les dialogues sont traduits mot à mot, les expressions sont retranscrites telles quelles (Christ, Jesus, le futur -will – traduit pas le verbe vouloir…) très perturbant !

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