37°2 le matin de Philippe Djian : L’amour peut-il sauver de la folie ? ou Itinéraire des amants maudits…

37° 2 le matin paru en 1985 est LE (et troisième) roman de Philippe Djian, celui qui l’a révélé au grand public et l’a transformé en auteur à succès tout en acquérant le titre de «roman culte », écoulé à plus d’un million d’exemplaires (hors traductions). Tout le talent de cet écrivain emblématique des « années 80 rugissantes » se déploie ici avec maîtrise et trouve dés lors une puissance émotionnelle encore jamais atteinte. On retrouve ses thèmes de prédilection : les anti-héros purs et ombrageux en marge de la société, les fêlures qu’ils portent en eux, leur goût de l’absolu, la quête d’un bonheur qui toujours s’échappe, la fuite sur la route et bien sûr… les femmes, ses muses premières et éternelles. Dans ce roman pourtant il s’agit surtout d’une femme : la volcanique et attachante Betty Blue. Contrairement à ses romans précédents, elle n’est pas une simple figurante qui fait « bander » le héros, mais occupe au contraire le devant de la scène. C’est son histoire d’amour extrême et sa destinée tragique qui nous est racontée à travers les yeux de son compagnon. Une histoire d’amants maudits, de « star-crossed lovers » unis dans une fusion destructrice : un chef d’œuvre et des personnages sur la brèche dignes d’un Tennessee Williams.

« N’empêche que par moments la vie vous offrait un spectacle abominable et où que vous posiez les yeux, c’était la fureur et la folie. C’était charmant, c’était ce qu’il fallait vivre en attendant qu’arrivent la mort, la vieillesse, la maladie, c’était carrément marcher vers l’orage, faire à chaque fois un pas vers la nuit. »

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Contrairement à une Lili (Bleu comme l’enfer) ou à une Nina (Zone érogène) simplement esquissées (surtout à travers leur plastique), Betty est une héroïne à part entière. Elle est même l’héroïne principale, pourrait-on dire (d’ailleurs le titre de l’adaptation anglo-saxonne du roman porte son nom). Celle par qui les évènements adviennent, la vie bouge et évolue. Celle qui bouleverse et transfigure, capable de combler, de faire jouir ou de détruire…

Elle surgit de nulle part, un midi, avec deux valises en toiles, chez le narrateur, sans nom, un trentenaire dont le passé restera lui aussi incertain, venu s’enterrer dans ce trou perdu aux allures désertiques, peuplé de bungalows de fortune. Un « bout de terrain vague grillé par le soleil » qui a le mérite d’être loin du monde, de « cette foire ridicule ».

Ils sont amants depuis seulement une semaine mais voilà, Betty vient de se faire virer de son boulot de serveuse et de son logement. Alors elle débarque chez lui, sur sa véranda, avec sa nouvelle robe (la fameuse robe tablier de Béatrice Dalle !) dans laquelle elle roule des hanches : elle est prête à s’installer. Et lui, il lui dit « Oui » à « cette fleur étrange munie d’antenne translucides et d’un cœur en skaï mauve ». Un premier « Oui » qui en suivra de bien nombreux. Parce qu’il a cette fille dans la peau, cette fille qui est presque son opposé trait pour trait et pour qui il est prêt à tout (même un hold-up ou bien pire…). « Moi la vie m’endormait. Elle c’était le contraire. Le mariage de l’eau et du feu, la combinaison idéale pour partir en fumée. » C’est d’ailleurs le feu qu’elle mettra à son bungalow qui l’extirpera de sa vie morne et de son exploitation par son proprio sadique (les scènes de confrontation entre ce dernier et Betty l’intrépide comptent parmi les plus pimentées et drôles du roman). Débutera alors un itinéraire hasardeux et une relation tumultueuse vers un bonheur qu’ils attrapent parfois par petites bouffées : l’amitié avec la sœur de Betty et son pittoresque compagnon ou leur parfaite complicité charnelle (le livre reste néanmoins davantage dans la suggestion érotique que son adaptation ciné plus explicite)… Des petites joies simples et lumineuses qu’ils savourent avec abandon comme déguster un chili con carne (en pleine canicule !), rouler les cheveux au vent, sous le soleil, « mettre les voiles », « un petit filet de sueur qui coule sur les reins », la bière qui « se faufile dans le gosier avec la rage d’un torrent » ou tout simplement regarder Betty (« Je me suis tourné vers Betty comme on traverse la rue pour profiter du soleil quand on a les mains vides. »)…

Mais la passion amoureuse qui les unit ne suffira pas à empêcher Betty de sombrer : « Il suffit d’un rien pour que le monde t’envoie un sourire grimaçant ». Betty est un cheval fou, une rebelle qui rêve et refuse le minable. Elle a surtout une foi inébranlable dans le talent d’écrivain de son plombier/pizzaiolo/vendeur de pianos (les petits jobs qu’il occupera successivement au cours du récit et de leurs déménagements) d’amoureux dont elle a découvert les carnets qu’il a écrits par besoin de se « sentir vivant ». Pourtant, quoiqu’elle fasse pour tenter de s’échapper vers un ailleurs plus clément, pour tenter de « s’en tirer », « la vie se met contre elle ».
Qu’il s’agisse des lettres de refus des éditeurs (dont l’une qui reprend les termes des propres lettres de refus reçues par Djian :« J’aime bien vos idées mais votre style est insupportable. Vous vous placez délibérément en dehors de la littérature. » ) qui lui interdisent son rêve de voir son homme reconnu comme écrivain à part entière ou plus tard leur nid en pleine campagne ravagé par un orage jusqu’au drame qui la fera définitivement basculer vers la folie… et la mort. On pourra regretter néanmoins la fin du roman qui aurait bien pu s’arrêter quelques pages avant (comme a su le faire le film) et s’éviter cet ultime rebondissement qui casse quelque peu la tension dramatique.

Roman culte d’une génération mais aussi des suivantes, précurseur de « la littérature trentenaires » qu’il préfigure avec ses héros instables, « à bout de souffle », aériens, extrêmes dans leurs sentiments et leurs idéaux, refusant la médiocrité ou la bassesse matérielle. « A 35 ans, on commence à avoir une assez bonne expérience de la vie. On apprécie de pouvoir souffler un peu. » Cette phrase n’est pas sans rappeler celle d’un « petit frère » de lettres du romancier qui n’est autre que Nicolas Rey qui écrit : « Adulte, on comprend que cela ne sert à rien de foncer dans le mur alors on s’y adosse, on fume une cigarette et on voit venir. » »

Des héros que l’on qualifierait aujourd’hui de « nihilistes » (à tort) parce qu’ils n’ont comme seule ambition d’être heureux même si l’argent n’est pas au rendez-vous (en particulier le narrateur qui nourrit un certain désenchantement envers le matérialisme et fait preuve d’une grande lucidité à son égard. Une mentalité déjà très présente dans les précédents romans de Djian) : « La vie a rien de sensationnel à proposer hormis quelques trucs qui ne sont pas à vendre. » ou encore « Le fric c’est quelque chose qui tient jamais ses promesses. »
Le journal Humanité analysait ce roman comme celui qui « saisissait avec une acuité prémonitoire la poussée de sexualité morbide, la mondialisation des références, l’affectation de débraillé langagier que l’on voit aujourd’hui s’afficher chez de nombreux jeunes romanciers. », « une œuvre marquée par les inévitables modèles du « world roman » américain » qui selon le journal explique « le phénomène de mode » autour de Philippe Djian. Et alors que déjà pointaient les reproches envers une jeune littérature « déclarée nombriliste et élitiste », « personne ne voyait que, de l’un et l’autre côté, se mettaient en place de nouvelles procédures d’écritures romanesques aptes à lire un monde dont on ne ressentait pas encore vraiment les nouveaux contours. » écrit le journal à son sujet.

Il marque aussi la reconnaissance du style nerveux et organique de l’auteur qui manie comme personne l’art de mêler intimement les mots et la vie à travers des images inédites qui font ressentir très précisément les odeurs, les atmosphères ocre, bleutées, rouge sang…, ou encore l’angoisse, le plaisir, l’insouciance, la douleur ou le désarroi des personnages : « Le soleil de midi était comme du beurre de cacahuète étalé sur du pain béni. » Une musicalité et un pouvoir évocateur envoûtants qui donnent encore plus d’intensité à ce roman fougueux et charnel.
A ce sujet, il fait d’ailleurs dire à son narrateur : « Dans un bouquin on doit pouvoir sentir l’énergie et la foi, écrire un livre ça devrait être comme si tu t’envoyais 200 kilos à l’arraché. Le meilleur c’est quand tu vois les veines du type se gonfler. » Une déclaration qui s’inscrit dans le débat très actuel sur le manque de « story-tellers » français.

Enfin, on oublie souvent de préciser que derrière la tragédie, 37°2 est aussi traversé de moments comiques particulièrement réussis : comme les dialogues par l’absurde avec les vieux habitants des bungalows que le couple doit repeindre, encore plus cocasses lorsqu’ils sont joués dans le film de Beneix, ceux avec les flics qu’ils croisent en route comme celui avec le commissaire, écrivain raté, également victime de refus d’éditeurs à répétition… ou encore le personnage du beau-frère Eddie (interprété avec truculence par Gérard Darmon) qui porte des kimonos de soie à la maison et croit que le héros écrit des romans historiques ou de SF…

« Au départ on a l’impression qu’il s’agit simplement d’une petite fissure, mais si on se penche un peu, on s’aperçoit qu’on se trouve devant un gouffre insondable. Par moments, la solitude humaine est insondable. »

Transcendé par Beineix (qui lui resta très fidèle, même sur les dialogues) au cinéma, « 37°2 le matin » entre au panthéon littéraire des histoires d’amour impossibles, bouleversante par sa violence, sa fulgurance et ses instants de grâce déchirants. Betty Blue et Zorg (le nom donné au narrateur par Beineix) sont devenues des icônes mythiques modernes. Mais c’est aussi et surtout une vibrante réflexion sur la vie, le sens que l’on peut lui donner à travers ses rencontres et ses choix, un roman d’humanité dans un système qui abîme et fait dérailler les plus faibles. [Alexandra Galakof]

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Bonus vidéo : la dernière scène particulièrement émouvante du film « 37°2 le matin » de Jean-Jacques Beinex sur la magnifique bande-son signée Gabriel Yared (le morceau que joue Betty et Zorg, dans la maison en deuil de la mère d’Eddy : « J’ai commencé par faire un do (…) J’ai embrayé sur un petit truc très simple qui restait dans mes cordes (…) Je m’étais mis à fredonner ma délicieuse mélodie et j’en tirais un plaisir démesuré, presque irréel, à tel point qu’il me semblait entendre tous les accords d’accompagnement, d’une manière de plus en plus nette. Ca me faisait vraiment plaisir d’être vivant, ça me donnait des forces (…) J’arrivais à faire avec 3 doigts ce qu’un type normal aurait fait avec ses deux mains. » :

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1 Commentaire

  1. "Transcendé par Beineix (qui lui resta très fidèle, même sur les dialogues) au cinéma,"

    Beineix reconnaissait lui-même qu’on ne pouvait lui enlever un talent très particulier, c’est qu’il excelle dans l’art de l’adaptation de romans au cinéma. Exception faite de Roselyne et les lions et IP5 qui sont ses scenarios, tous les autres sont des adaptations de livres qui sont vraiment très réussies.

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