Le goût des jeunes filles (extrait de « Le goût des femmes laides » de Richard Millet)

Le désir des jeunes filles hante les écrivains et les poètes (voir sur ce thème le dossier : « Les écrivains et la tentation des adolescentes »). La quête d’une beauté gracile qui leur rappelle leur propre jeunesse ? C’est en tout cas la théorie de Richard Millet (déjà auteur en 1993 d’un ouvrage « Le chant des adolescentes », galerie de portraits de jeunes filles dont la beauté fascine et trouble leur professeur) qui tente de s’expliquer son attirance irrépressible même si peu avouable pour ces femmes-enfants (mais sans s’interroger si ce désir peut déranger celles qui le suscitent malheureusement…) :

« Au fond, ce ne sont pas les femmes qu’on aime, mais les jeunes filles, quand on est jeune comme quand on vieillit, oui, ces jeunes filles que nous cherchons désespérément en toute femme, et non seulement celles qu’on aura jamais et que je vois marcher au bord de l’eau, cet été, la brune et la blonde, toutes deux dorées, le dos magnifiquement cambré, les fesses hautes et dures, les seins frémissants, le visage rendu dédaigneux par l’éclat du soleil comme par le regard des hommes.

On ne les aura pas, nul ne les possèdera, pas mêmes les jeunes benêts qui les dépucelleront en ignorant qu’ils n’auront été que des instruments, puisqu’il faut bien en passer par là et qu’on ne peut, à mon âge, les aborder sans s’exposer à être mis en pièce par les Erinyes judiciaires, en tout cas pas moi, qui ne rêve pourtant de rien d’autre, la beauté absolue, l’impossible innocence, la grande palpitation du monde, l’éblouissante évidence de ce qui s’insurge contre la mort et à quoi peut répondre un sexe dressé, le mien, pourquoi pas que je dénuderai tout à l’heure, seul dans la pénombre de ma chambre, le visage renversé dans un rayon de soleil pénétrant par les persiennes mal tirées, et laissant sur le plancher et sur le mur une sorte d’équerre étincelante me diviser le corps et à l’intérieur de laquelle je ferai jaillir ma semence comme un chapelet d’ambre clair, en sanglotant parmi les cris des goélands, non pas tel un malade ou un désespéré, mais en homme ravi, parce que songeant à ces deux jeunes-filles et que les jeunes-filles sont le sel de la terre, et que tout homme est condamné à mourir de soif auprès d’elles.

Un mythe contre un fantasme dirait-on ; la vieille fable faustienne en quête d’une nouvelle incarnation ; un malsain, un maladif désir de meilleure apparence, oui, tout ça n’est pas faux, et pourtant ce n’est pas là la vérité : la vérité est ailleurs dans la justesse, la rectitude, l’innocence du désir ; car je prétends que le désir que nous pouvons avoir d’autrui est une forme d’innocence – l’une des rares qu’il nous soit donné d’éprouver et dont, à la cinquantaine, nous mesurons combien elle est précieuse, jusque dans l’injustice, contre toute vraisemblance psychologique ou coercition sociale. C’est pourquoi je mets au défi tout homme mûr d’affirmer qu’il n’a jamais, au moins une fois, désiré une très jeune fille, voire une adolescente marchant sur une plage, par exemple, ou dans la rue, ou contre qui il se serrait retrouvé serré dans le métro ou l’autobus. Pas de vérité du désir sans reconnaître qu’aimer les femmes, c’est chercher en elles la figure de notre enfance saccagée par la chair, et dans les jeunes filles son image transfigurée : ce qu’on ne possède pas (…). Non on ne les possède pas, elles ne seront jamais qu’un songe, l’ange qui songe éternellement en nous… »

> Lire en complément sur ce thème le dossier : « Les écrivains et la tentation des adolescentes »

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