« Dans ma chambre » de Guillaume Dustan, La vie (homo)sexuelle de Guillaume D.

Dans ce premier roman, paru en 1996, intitulé explicitement « Dans ma chambre », (feu) Guillaume Dustan, écrivain gay revendiqué et prix de Flore 99, nous fait pénétrer dans son intimité érotique et majoritairement autobiographique. Lui-même définit cette œuvre d’autofiction comme son « autobiographie érotique sur fond de grégorien-rap, parce que quand j’écris, j’écoute Depeche Mode » (p.63). Ces confidences livrées à sa doctoresse sont les seules à illustrer son approche très personnelle de l’écriture. « Dans ma chambre » est un roman cru, direct, sur les us et coutumes, si l’on peut dire ainsi, du monde ou plutôt du ghetto gay auquel Dustan appartient dans les années 90. Sa confession intime nous dévoile une succession de scènes d’amour hard, clairement détaillées, sans affect ni recul. Une approche presque clinique et technique où le plaisir rime presque avec performance sexuelle et surtout liberté totale de « jouir sans entraves ». Avec pour background l’épidémie de sida qui décime son entourage, l’auteur-narrateur laisse apparaître au fil des pages un état psychologique plutôt désespéré et hanté par la mort.

C’est tout d’abord un défilé de prénoms, Quentin, Terrier, Stéphane, Serge, qui/lesquels, malgré leur personnalité très distinctes, pourraient semble-t-il, dans ce jeu échangiste, tous se remplacer les uns les autres. Mais Dustan a ses préférences en termes d’amour et de sexe et il nous les livre sans aucune autocensure. Il connaît très bien son univers dans lequel il va chercher un partenaire d’une nuit, ou plus, comme il ferait ses courses à l’épicerie du coin : « Je vis dans un monde merveilleux où tout le monde a couché avec tout le monde. (…). Dans ce monde chacun a baisé avec au moins cinq cents mecs, en bonne partie les mêmes d’ailleurs. (…). On a le choix. Beaucoup de choix. Et personne ne souhaite fonder une famille. (…). Je trouve ça bien toute cette invention » (p.70-71), « Je vis dans un monde où plein de choses que je pensais impossibles sont possibles » (p.76). Et dans ce monde, « le sexe est la chose centrale » (p.75).

Dustan reconnaît qu’il faut du courage pour coucher de cette façon avec des inconnus toujours différents. Il faut du courage et aussi une bonne connaissance de son corps, pour connaître ses limites et les repousser le plus possible, c’est un vrai travail : « Je suis devenu très conscient de mon corps, de son extérieur comme de son intérieur, grâce à ça, je pense. Je travaille. Mes seins, mon cul, mes éjaculations, mes prestations » (p.73). Seulement dans ce monde merveilleux, il existe une peine capitale qui est le sida. À cette époque, les risques sont connus car les décès font partie du paysage mais une atténuation du danger plane dans les esprits : « Quatre mecs avec qui j’ai baisé sont morts, je le sais. J’en soupçonne d’autres. Pas beaucoup. Les gens ne meurent pas beaucoup apparemment. Il paraît que le sida évolue vers un truc comme le diabète. Que tant que la sécu aura des sous, on nous soignera tout ce qui se présente. Il n’y a pas de souci à se faire » (p.74). Lui-même atteint par la maladie, Dustan se livre à des pratiques sexuelles sans parachute, soit sans capote, qui lui donnent à la fois peur et vertige : « Une fois j’ai partouzé comme ça avec deux mecs, moi j’ai calé, je débandais dans leur cul et quand ils me sautaient, ça me faisait trop flipper de baiser à risques, ok on ne sait rien sur la réinfection mais ce qui est sûr c’est qu’en faisant ce genre de choses on peut se choper des tas de trucs en plus. Cela dit, quand le petit vicelard a giclé sans capote dans le cul du grand skin, c’était vertigineux. Le baiser de la mort, comme on dit » (p.133).

Ainsi, la mort et le sexe sont intimement liés, mais sans sado-masochisme. L’auteur est un amoureux qui cherche désespérément à le rester ! Il rencontre Stéphane avec qui il tente une relation prolongée. Mais très vite l’ennui le gagne et ses vieux démons le reprennent. Il initie malgré tout sa jeune recrue à des performances où s’allient drogues et divers objets destinés à alimenter leurs prouesses techniques. Dustan nous fait l’inventaire détaillé de son matériel indispensable et destiné à faire du bien : « Ca ne fait jamais mal quand c’est bien fait. Je ne suis pas sadique. Seulement un peu mégalomane » (p.73). Mais Stéphane est trop gentil, Dustan a la nostalgie de ses anciennes relations comme Serge, avec qui il rêve de se chercher les démons (p.100. Référence à Rimbaud et Verlaine ?). Non sans humour, sa doctoresse lui explique le paradoxe qui le torture mentalement : « Elle me dit qu’on ne peut pas y échapper, c’est comme ça, soit on est raisonnable et on se met avec un normal, et on s’ennuie, soit on se met avec un fou et il veut vous vitrioler et on s’amuse » (p.62).

Dustan, entre de longues et éprouvantes scènes de cul et de drogues mêlés, nous livre ainsi quelques réflexions personnelles sur sa vision de l’amour : « Je me disais que je ne savais plus ce que c’était que l’amour. Je ne voulais pas être seul. Je ne voulais plus avoir à chercher quelqu’un. Stéphane finirait bien par acquérir les qualités qui lui manquaient pour que je l’aime » (p.42). À travers la description de scènes d’amour physique éperdu entre les deux hommes, le narrateur nous montre une quête sans fin dans laquelle il semble se perdre, à la recherche d’un amour impossible.

Les performances de plus en plus énormes de la part des deux partenaires ne comblent en aucun cas un manque que Dustan n’évoque pas directement. Quelques phrases seulement laissent penser qu’il est déprimé et insatisfait de ses relations amoureuses. La recherche du plaisir extrême les amène à supprimer toute protection : « Je débandais. J’ai fini par lui dire un tas d’horreurs. T’es pas excitant. Tu me surprends pas, tu me fais mal les seins, je m’emmerde dans ton cul, excuse-moi en ce moment je suis déprimé, je préférerais que tu me baises. Ou alors je te baise sans capote. Il m’a dit Baise-moi sans capote. J’ai rebandé instantanément. (…). J’ai dit Je pense qu’il vaudrait mieux attendre le résultat de ton test. (…). Je suis sorti et j’ai giclé sur son petit cul de chienne. La semaine d’après, le test est négatif. Je me dis que j’ai bien fait de ne pas jouir dans son cul. Et puis je me sens seul. Déçu. Et puis seul » (p.68).

La psychologie du narrateur est en filigrane ce qui fait réellement l’intérêt et la profondeur de ce livre. En effet, indépendamment des qualités littéraires nécessaires pour raconter un tel récit, phrases décousues, style écrit-parlé, simplicité du vocabulaire, rythme et montage précis des scènes, etc., c’est la focalisation interne qui l’emporte, car Dustan a cette capacité rare à nous faire vivre sa vie comme si nous étions dans sa tête, à défaut d’être dans son corps, où là le lecteur est forcément un témoin extérieur à la scène. Cette impression d’être le témoin intime d’une vie est le pacte qui lie le lecteur à son auteur, ou l’inverse, et qui fait que, quelle que soit la violence des scènes, le style passe et la lecture se prolonge, presque comme si de rien n’était. Tout cela est dû au fait que Dustan n’oublie jamais son humour, un peu british, en tout cas très personnel, dans le fond comme dans la forme.

L’humour et la sincérité se retrouvent d’ailleurs dans tous ses écrits, ce qui rend le personnage touchant et attachant. Aussi nous fait-il partager son quotidien jusque dans la description de ses courses qui arrivent comme deux interludes bénéfiques bien que détonants : « J’achète tout ce qu’il faut pour être heureux. Les salades sont comme des choux. Il n’y a pas de vrai fromage, seulement du frais avec de la ciboulette, pour le saumon. Je passe du temps à choisir du vin, du rouge et du blanc. Pinot noir. Chardonnay. De quelle vallée ? Je lis les cartes géographiques au dos des bouteilles » (p.40). Il nous fait également l’apologie de Marks and Spencer parce que « c’est fascinant. Il n’y a plus rien à faire soi-même » (p.65). Rien qu’avec la description des rayons frais, il nous apporte une vision sociologique des nouvelles générations qui consomment du tout préparé. Sa frénésie d’achats culinaires semble le détourner un moment de son état dépressif : « Après je redescends à l’alimentation et j’achète du coleslaw et du blanc australien pas cher qui a l’air simple et bon, et aussi des épinards frais en microwave oven bag, et des mini-saucisses cocktail fraîches à griller, deux fois six sortes différentes, une salade carrots and nuts, bean salad et coleslaw dans une triple barquette ronde, et puis du vieux cheddar orange et des muffins complets, et des légumes stir fry, soja, carottes, champignons, et du bacon fumé à la canadienne. Et des baked beans à la tomate, je prends la vraie recette, pas la Boston spicy, l’anglaise de base, celle qui se mange le matin avec les œufs et les toasts » (p.64). Mais la consommation de sexe, de drogues et d’aliments n’arrête pas sa chute psychologique : «Je dis Je voudrais descendre tout le monde, casser tous mes jouets, et rester tout seul dans le sang et crier jusqu’à ce que je meure. » (p. 61).

Comme un enfant perdu dans un monde d’adultes, Guillaume Dustan, à la fin de son récit, se rend compte qu’il va y laisser sa peau, aussi décide-t-il de partir : « Je me suis dit Qu’est ce qui m’arrive ? Comment est ce qu’une chose pareille peut m’arriver ? (…) Si je reste ici je vais mourir. Je vais finir par mettre du sperme dans le cul de tout le monde et par me faire faire pareil. La vérité, c’est qu’il n’y a plus que ça que j’ai envie de faire. D’ailleurs c’est déjà bien parti. Évidemment je ne pourrai en parler à personne. Je ne pourrai plus rencontrer personne. J’attendrai d’être malade. Ça ne durera sûrement pas longtemps. Alors je me dégoûterai tellement que ce sera enfin le moment de me tuer. Je me suis dit que je n’avais plus qu’à partir » (p.152). Il revoit donc Stéphane une dernière fois avant de partir loin, à l’étranger. Et le livre se termine sur cet aveu tranchant par sa douceur avec le reste du récit : « Mais c’était tellement bon qu’il m’aime. C’était bon » (p.155).

Enfin, comme la musique est extrêmement présente dans ce roman comme dans toute son œuvre, il paraît bon de conclure sur cet extrait dédié à la mémoire de son auteur : « Tonight It’s party time. (…). J’ai dansé comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Comme jamais, en fait. Moins répétitif. Plus libre. Plus chorégraphique. J’ai pas mal sauté en l’air, à la fin de la nuit j’ai même tourné sur moi-même dix fois de suite. Super DJ. Le meilleur set que j’ai jamais entendu, je crois, le plus happy et deep house, vraiment géant. À un moment particulièrement top, j’ai cherché son regard, il devait être deux trois heures, ça fermait à quatre. J’ai levé le pouce. Il a fait pareil. Pendant que je dansais, un grand mec s’est penché sur moi et il a dit I like you. I pray God for you to stay alive. Ça m’a un peu déconcentré mais j’ai quand même dit Thank you » (p.125).

Marie Grand

A lire en complément le dossier Le potentiel érotique de la littérature

4 Commentaires

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    • folantin sur 29 juillet 2008 à 12 h 41 min
    • Répondre

    ça donne assez envie mais le prix fait quand même mal au cul. Il est pas trouvable en vrai format poche le père dustan ?

  1. Folantin, oui tu ne pouvais pas mieux choisir ton expression si je puis me permettre (bon désolée mais là !).
    Ecoute pour répondre à ta question, j’ai pas l’impression qu’il soit sorti en poche (et je crois qu’il est même plus ré-édité !) mais étant donné ma dernière gaffe en la matière, je demande confirmation à qui saurait mieux que moi !

    • MG sur 29 juillet 2008 à 14 h 08 min
    • Répondre

    vous pouvez trouver facilement du Dustan en poche comme Génie divin ou Nicolas Pages. Quant aux trois premiers, je les ai vus encore récemment à la Fnac mais aussi dans des librairies spécialisées GAY, qui ont tendance à fermer, il faut les défendre !!!
    A+
    MG

  2. Une critique littéraire de très bonne tenue. Je vous félicite et je vous invite à venir lire mes publications, il me reste quelques exemplaires de "Marrakech…"; "Carnet d’Asies",se trouve sur Amazon, Fnac.com etc. Merci pour tout ça.

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