« Appelez-moi par mon prénom » de Nina Bouraoui, Anatomie d’une rencontre amoureuse (+ extrait choisi)

Comme dans « Mes mauvaises pensées » (probablement son livre le moins réussi), Nina Bouraoui déroule, dans « Appelez-moi par mon prénom », son onzième roman, le filet serré de ses pensées en phrases, mais qui s’enchaînent ici avec fluidité et sans chapitres, pour raconter la naissance et le développement d’une passion à distance, entre une écrivain parisienne et un artiste plasticien (également lecteur admirateur) suisse de 16 ans son cadet, façon Marguerite Duras et Yann Andréa.
Depuis son coup d’éclat en 1991 avec « La voyeuse interdite » (prix du livre Inter) puis son prix Renaudot pour « Mes mauvaises pensées », on connaît désormais bien la voix de la franco-algérienne Nina Bouraoui, qui a su imposer sa langue à la fois sauvage, organique et charnelle pour parler du déchirement entre ces deux identités (« Garçon manqué ») mais aussi et surtout de la difficulté d’être femme et d’aimer… une autre femme (« Poupée Bella »).

Elle y décrit avec minutie l’obsession amoureuse, l’attente, les mots de l’Autre, l’imaginaire qui s’emballe sur des photographies sur Internet, les fantasmes et puis enfin la réalité des corps, l’étreinte, comme le corps et l’esprit se rejoignent… Tous ces gestes, petites manœuvres accomplis (comme faire attention à l’heure à laquelle on envoie un e-mail, « choisir ses mots comme on choisit un vêtement »…), ces pensées volatiles et fluctuantes qui assaillent les êtres qui tombent amoureux.

Au fil des saisons qui passent, les sentiments évoluent selon ce cycle ascendant et descendant, l’hiver qui se referme sur lui-même jusqu’à l’été éclatant au jardin du Luxembourg… Sur ce thème périlleux et éternel, elle parvient miraculeusement à le renouveler encore une fois, à émouvoir, à faire émerger cette vérité intérieure unique et singulière d’un amour. Même si l’histoire est la même, c’est malgré tout toujours une nouvelle aventure :
« Les années passaient mais nous cherchions encore celle ou celui avec qui fermer les yeux. Il ne s’agissait pas de plaisir ou de jouissance. Il ne s’agissait pas de projet et d’avenir (certains disant – je veux faire avancer ma vie – je veux des repères- je veux suivre un chemin – je veux me stabiliser). Il ne s’agit pas d’attirance ou de jeu. Il fallait trouver quelqu’un qui ferait oublier. Oublier la peur. Oublier la violence. Oublier la jeunesse perdue. Oublier le vide. Oublier la nuit qui nous aspirait. Oublier l’idée que nous allions tous un jour disparaître et que d’autres danseraient à nos places sur les mêmes chansons. » Une histoire d’amour profondément ancrée dans la modernité. Bouraoui est virtuose lorsqu’il s’agit de dépeindre les effets et les affres du désir, sa montée et sa concrétisation : « Nous étions peau contre peau, sans langage, terrifiés et heureux par la découverte de ce que nous étions vraiment. Il était plus grand que dans mon souvenir et que sur ses photographies, les images écrasant les reliefs. » ; « Mes sentiments se déroulaient comme un ruban. Je tombais à l’intérieur de moi. (…) J’avais l’image de deux cœurs nus. Les murs de sa chambre se refermaient sur moi. Nous restions silencieux, chacun replié sur son secret. »

« C’est un livre étrange comme s’il revisitait tous les autres. Pour moi, un livre n’annule pas le précédent, mais le recouvre. C’est un peu comme une échelle montant vers le ciel, un édifice amoureux… » a-t-elle commenté au Monde. Avant d’ajouter : « Je voudrais que ce soit un livre pour les amoureux et pour tous ceux qui ont perdu la foi en l’amour. » En filigrane, Nina Bouraoui interroge le tabou de la relation entre un auteur et un lecteur, les frontières entre l’œuvre aussi intimiste soit-elle et la vie privée…
Une de ses particularités stylistiques est d’avoir été écrit entièrement à l’imparfait, dans le souci d’une « élégance » classique dans un esprit d' »amour courtois », a précisé l’auteur.
Pour affirmer ce parti-pris, elle a d’ailleurs placé son roman sous l’égide de Benjamin Constant.

Alors que l’on pourrait craindre l’ennui de pareille démarche, on se laisse envelopper dans ce vertige amoureux, cette « hypnose amoureuse » que tout à chacun aura pu connaître un jour, envoûté par la puissance poétique parfois légèrement mystique, des images de l’auteur, ces instants de grâce à la sensualité sèche. L’accueil critique de ce onzième roman a, en général, été d’ailleurs excellent.

Extrait choisi (le moment des retrouvailles physiques) :
« Mon coeur prenait toute la place, modulant ses pulsations au fur et à mesure du temps qui passait. Il arrivait par la rue d’Assas, après avoir longé les grilles derrières lesquelles je me tenais. Je comprenais qu’il m’avait observée – me servant de mon téléphone, recoiffant mes cheveux, ajustant mes lunettes, fouillant mon sac à main sans raison. Il avait capturé mes gestes que je nommais les gestes d’occupation. Je n’en éprouvais aucune honte. Je quittais ma chaise, allais à sa rencontre. Il marchait lentement, comme un loup. Je glissais sur la rampe qui avait acheminé nos messages. J’avais l’idée d’avancer vers mon avenir. Je cherchais ses yeux comme il cherchait les miens, encore cachés. Le bruit de la ville faisait place au silence de nos peaux qui allaient se reconnaître par instinct. Les arbres semblaient retenir le soleil, le sol, se tacheter de petites ombres mobiles.
Au loin, les cris des enfants qui jouaient, comme les cris des oiseaux au-dessus de la mer, glissant dans le sens du vent vers une contrée lointaine. Je prenais conscience de mon corps et du sien, matérialisant les songes de mon hiver. Je ne pensais ni à Lausanne ni à notre soir à la librairie. Nos mots avaient inventé une autre histoire.
J’aimais l’idée de ne plus pouvoir lui échapper, de m’en remettre à ses choix – m’accepter ou me refuser. Je voulais lui plaire.
Il avait écrit un matin – Embrassez-moi dés le premier jour-, je n’osais m’exécuter brûlée par sa beauté que je découvrais une seconde fois. Il me serrait contre lui, évitant un baiser maladroit. Nous étions peau contre peau, sans langage, terrifiés et heureux par la découverte de ce que nous étions vraiment. »

Article modifié en mars 2010.

6 Commentaires

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    • Nathan sur 18 septembre 2008 à 17 h 40 min
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    Merci pour cet extrait.

    • Agathe sur 18 septembre 2008 à 17 h 45 min
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    oui, sublime, cela donne trop envie. Excellent.

  1. moi j’ai aimé ce roman. Je ne l’ai pas trouvé ennuyeux. Le côté, "prendre le temps" de détailler et par là-même de retenir les fugaces instants de la naissance d’un amour et le côté, "urgence" de vivre, d’aimer accentué par les phrases fleuves, sans paragraphe ni chapitres …

    • François sur 19 septembre 2008 à 22 h 25 min
    • Répondre

    Je ne lirai pas ce livre . J’ai lu "mes mauvaises pensées" répétitif et oppressant voire ennuyeux tant dans sa structure que dans ses thèmes, même si demeurent aussi quelques instants de grâce

    • laurence biava sur 23 septembre 2008 à 23 h 47 min
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    J’ai lu La vie heureuse, c’est bien. J’aime bien moi le style Bouraoui.
    Appelez moi par mon prénom, déjà le titre me plait. Les critiques otn plutôt bonnes mais elle a surtout dans le Elle de lundi, une superbe page, en fin de revue avec une superbe photo.

  2. Relativement à votre article sur Nina Bouraoui, vous pourrez trouvez une interview vidéo de Nina Bouraoui qui s’explique sur son dernier roman Appelez-moi par mon prénom :
    http://www.dailymotion.com/relev...

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