Philippe Delerm se met dans la peau d’un blogueur…

En cette rentrée littéraire, l’auteur de « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » revient avec un roman dans l’air du temps puisqu’il se met dans la peau d’un blogueur à succès. Avec « Quelque chose en lui de Bartleby », il analyse à sa façon comment la célébrité vient parfois aux anonymes du net et peut bouleverser leur vie…

L’histoire ? M. Spitzweg (personnage déjà présent dans « Il avait plu tout le dimanche »), employé de la poste anonyme voire raté, sorte de Bartleby moderne, décide un jour de tenir son blog sur Internet « Antiaction.com », en racontant ces petites choses qui font le charme delermien, comme la nuance précise de la lumière d’été ou le son d’un accordéon nostalgique le long du quai de la Tournelle… Suscitant ainsi les émotions de ses lecteurs d’internautes, séduit par la poésie contemplative de ses écrits, bien reposante dans la frénésie ambiante… A contre-courant du discours ambiant prônant l’activité outrancière, il fait l’éloge de la lenteur et décrit l’inclination naturelle à la paresse. Le buzz* se met en route ! Accédant à une popularité aussi soudaine inattendue, et même aux assauts des admiratrices, le héros ne sait pas encore s’il peut survivre à ce changement…

Dans une interview pour Télérama, Philippe Delerm explique son rapport à Internet : « Pour ma part, je n’ai pas Internet, je ne me sers pas d’ordinateur, mais on m’a montré ce que c’était. J’ai eu l’idée d’un blogueur qui n’écrive pas dans l’immédiateté, dans l’activité permanente. Arnold vit le plaisir d’être un contemplatif. Moi aussi, je suis un glandeur contemplatif, un homme de bonheur plus que de plaisir. J’aimerais vivre dans l’instant, mais mon personnage le vit beaucoup mieux que moi, car il fait l’économie du bonheur. »
Une histoire qui lui aura sans doute été inspirée par les succès d’un certain infirmier ou d’une certaine caissière

*A noter qu’Aurélia Aurita décrypte elle-aussi, en cette rentrée littéraire, les mécanismes du buzz, en se basant sur son expérience du succès de « Fraise et chocolat » avec un nouveau roman graphique « Buzz-moi » (voir chronique).

Extraits :
« Puis il capitula. Oh, les justifications ne manquèrent pas ! On faisait maintenant des portables si discrets, si légers. Bon gré mal gré, on ne pouvait échapper à son époque. Monsieur Spitzweg se garda bien dans un premier temps d’évoquer sa seule motivation réelle. Elle portait l’étrange nom de blog. La première fois qu’il entendit ce mot, Arnold haussa les épaules. Cela sonnait comme une espèce de borborygme scandinave, moitié blizzard et moitié grog. Il eut bientôt l’occasion d’écouter des commentaires consacrés à ce nouveau mode d’expression. – Si on tient un journal intime, ce n’est pas pour le propager sur les ondes d’Internet ! Monsieur Spitzweg aurait dû se méfier de ce commentaire abrupt. Si seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, Arnold est loin de la bêtise. Il devrait commencer à se connaître. Bientôt, mine de rien, il interrogea Clémence Dufour, d’un ton faussement détaché. Comment faisait-on pour tenir un blog ? – Rien de plus simple ! lui fut-il répondu. Pour noyer le poisson, il fit mine de se poser des questions sur l’ampleur du phénomène. Qui tenait des blogs ? Comment pouvait-on y accéder ? Et certes, les premiers temps, il devint seulement lecteur de blogs. C’était vertigineux. Depuis plus de quarante ans, Arnold avait appris à composer avec la solitude. Et voilà que des milliers de solitude se livraient à portée de clavier et d’écran, révélaient sans apprêt leur différence. Car Arnold évita les blogs à caractère politique, érotique, thématique. Non, ce qui l’intéressait, c’était le journal intime, jeté comme une bouteille à la mer sur les ondes d’Internet. Il y avait pas mal de confessions fêlées, de paranoïa et de schizophrénie. Dans la découverte de ces épanchements, parfois bien embarrassants, Monsieur Spitzweg étaya le désir qui naissait en lui d’un blog léger, baladeur, à la surface des choses, sans philosophie ni morale – celui qu’il eût aimé lire, assurément. C’était désespérant de voir comment les gens pensaient se dire en déballant à l’infini des tartines de psychologie, en déplorant le cours défavorable du destin, en se situant dans une histoire. Arnold ne pénétrait pas ces existences qui ne donnaient rien à voir, à humer, à regarder. Un temps déçu, il se sentit encouragé à rédiger un blog sans requête, sans exhibitionnisme, sans affectivité exacerbée. Sans partage ? La question méritait d’être posée. Le blog de Monsieur Spitzweg commençait ainsi : « Il pleut. Les enfants ont quitté le square Carpeaux. Accoudé au balcon, j’ai allumé un petit cigare. Difficile d’éprouver le même plaisir depuis que la boîte est balafrée de ce rectangle noir et blanc : fumer tue. » » (p. 28-30)

« C’est incroyable. www.antiaction.com est pris d’assaut. La prose de Monsieur Spitzweg est lue par des milliers d’internautes. Arnold n’en revient pas. On le visite. Le terme ne tire pas à conséquence, s’avère assez cocasse pour quelqu’un qui ouvre aussi peu sa porte. On s’exprime aussi. Beaucoup de compliments, qu’Arnold a d’abord trouvé outranciers, mais on s’habitue vite. « Enfin quelqu’un qui voit la vie comme il faut la voir… Merci pour votre apologie du présent. Pour ma part… » Oui, il y a beaucoup de « pour ma part ». Ces enthousiasmes suivis d’épanchements sont souvent signés d’un prénom féminin accompagné d’une adresse e-mail, mais Monsieur Spitzweg s’est promis de ne pas répondre. La réelle inflation de ces réactions non sollicitées lui donne raison : comment pourrait-il faire ? Certaines correspondantes comprennent cette attitude « Ne perdez pas votre temps. Continuez seulement à cueillir le meilleur des jours. » Cueillir le meilleur des jours pour des Stéphanie, des Valérie, des Sophie ou des Leila, voilà qui n’est pas sans flatter l’ego d’Arnold, même s’il cueille davantage encore pour des Huguette ou des Denise. Parfois, c’est lui qui se fait cueillir. « Ce n’est pas avec des mentalités comme la vôtre qu’on sortira le pays de l’ornière ! Des spectateurs, on n’en a que trop engraissés. Il faudrait un peu retrousser ses manches ! » Et c’est signé Raoul, Roger, quelquefois Marceline« . (p. 107-108)

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