« Le livre de Jérémie »/ « Sarah » de J.T Leroy : 4 ans après l’imposture, que penser du « surdoué » de la littérature américaine ?

Surgi de nulle part en 2001 et immédiatement proclamé comme le nouveau jeune prodige de la nouvelle génération littéraire américaine, J.T Leroy (J comme Jeremiah, et T pour… Terminator !) fascine autant qu’il intrigue. Tant par ses histoires troubles, sulfureuses et violentes, son style à la fois brut et poétique que son personnage, celui d’une créature postmoderne branchée pétrie de pop-culture, icône underground (un jeune-homme androgyne ne sortant jamais sans sa perruque blonde et ses lunettes noires). Porté au pinacle par les grands noms de la littérature, de Chuck Palahniuk à Dennis Cooper en passant par Mary Gaitskill et vénéré par le réalisateur Gus Van Sant (avec qui il a co-écrit le scénario de Elephant) Lou Reed ou encore Garbage (qui lui a dédié deux morceaux), ces deux premiers opus « Sarah » et « Le livre de Jérémy » (adapté au cinéma en 2004 par Asia Argento) accèdent très vite au rang de livres culte. Mais en 2005, le New-York Times révèle que le jeune surdoué serait en réalité une quadragénaire mal dans sa peau : Laura Albert. Le mythe s’écroule et le scandale éclate…

Présenté comme un roman autobiographique et suite rétrospective de « Sarah », « Le livre de Jérémie » (« The heart is deceitful above all things » en VO) est décrit comme « un conte désenchanté d’une existence à la dérive, raconté par les mots d’un enfant ». En effet bien plus qu’un simple témoignage autobiographique, ce livre possède une vraie force littéraire, un style déroutant, une manière unique de raconter la maltraitance, la filiation, le dédoublement d’identité, de genre, la folie, la perversion ou encore les bas-fonds de l’Amérique…

Un jour, Jeremiah, 4 ans, est enlevé brutalement à sa famille.
Une dame aux lèvres laquées rouge qui sourit un peu trop largement vient le chercher en agitant un Bugs Bunny en peluche en guise d’appât.
Elle dit être sa « vraie » maman mais Jeremiah sait bien que c’est faux.
Terrorisé le gamin nous raconte la détresse de cette nouvelle vie effroyable qui commence pour lui aux côtés de cette jeune étrangère qui a l’âge de sa baby-sitter.
Au fil des pages, le voile se lève et on comprend qui est vraiment cette jeune-femme à peine sortie de l’adolescence, en rupture familiale.
« J’vais être claire. C’est moi ta mère. C’est moi qui t’ai eu. C’est de là que t’es sorti. » Elle retrousse sa jupe en jean et tapote l’endroit plat et foncé sous ses collants entre ses jambes. Je regarde ailleurs, par la fenêtre, vers l’usine floue.« 
Débutent alors une longue série d’affrontements, tension, violence tant psychologique que physique, manipulation perverse et maltraitance cruelle entre la mère et le fils… Jusqu’à ce que progressivement cette relation se mue, contre toute-attente, en une étrange relation basée sur l’attraction-répulsion, la haine et l’amour. Reposant sur un équilibre vacillant de sado-masochiste et de transgression.

Au gré d’un road-trip en forme de cavale dans l’Amérique profonde des déchus, il nous entraîne dans les bas-fonds des parkings autoroutiers, ses mobil-homes étriqués et sa faune de ratés alcooliques et violents dont certains deviendront pour un temps le « papa » d’adoption du malheureux Jérémie. « Ceux qui m’achètent des bonbons ne durent pas. Ceux qui la giflent durent plus longtemps, mais pas autant que ceux qui nous battent, elle à coups de poing et moi à coups de ceinture« .
L’enfant sera alors voué à la solitude entrecoupée de sévices et d’instrumentalisations en tout genre, tandis que sa mère s’adonne à la prostitution au bord des routes (« les lézards » comme on les surnomme), avant de sombrer dans la folie et dans une déchéance sans issue.

Il y a peu de répit, de moments d’accalmie dans ce roman noir charbon (charbon qui joue d’ailleurs un rôle inattendu dans les délires paranoïaques de sa mère Sarah et donne lieu à de superbes passages sur le parking des supermarchés : « Si on devient aussi noir et pernicieux que le charbon, on ne brûlera jamais. »)
J.T Leroy orchestre savamment l’évolution des rapports entre la mère et son fils, tour à tour ennemis, bourreau et martyre, complices (« on fait équipe hein », « T’es tout ce qui me reste »), frère et sœur ou séductrices rivales. Une relation ambiguë, paradoxale, déviante où toutes les valeurs filiales sont balayées, renversées, inversées, où les repères traditionnels n’existent plus.
Une vie chaotique où règnent la souffrance et le mal-être impossibles à conjurer. Il dépeint merveilleusement (au sens premier du terme) ces êtres en perdition pour qui aucune rédemption n’est possible. La quête de cette rédemption est d’ailleurs omniprésente à travers les délires mystiques des personnages. Le parachutage de Jérémy chez ses grands-parents est, à ce sujet, édifiant (même si peut-être un peu caricatural). Cette famille d’extrémistes religieux protestants lui imposera un régime strict à base de prêches quotidiens alternés de bains bouillants de « purification » et autres punitions sanglantes sous la verge implacable de son grand-père.
On tombe assez souvent dans l’horreur pure même si J.T Leroy la désamorce quelque peu en lui donnant des masques presque grotesques (comme la scène des Sex Pistols avec le grand-père). Palahniuk va jusqu’à les qualifier de « drôle »).

La notion de péché, de vice est une des obsessions du jeune narrateur, plongé au cœur même du pire dés le plus jeune âge, dont les pulsions, sensations et sentiments sont déglingués par les traitements de choc régulièrement infligés : « (…) je sais que j’irai au paradis, je sais que le mal m’a quitté. » Désespérément avide d’amour, il finit par assimiler les coups à des manifestations d’affection afin de pouvoir endurer son enfer.

Contrairement au roman « classique » sur la maltraitance enfantine, Leroy introduit une dimension perverse qu’on hésite à interpréter. Le dérèglement de la psyché enfantine qui ne sait plus ce qu’est le vice, la vertu, l’enfance pervertie, castrée, souillée ?
« Une main qui caresse, une main qui coupe.« 
Tout finit par se brouiller en lui jusqu’à aboutir à un dédoublement de personnalité et de sexe comme l’illustre l’effroyable scène où, travesti en fille par sa mère, il ira, ultime tabou, à aguicher son amant du moment.
Avec son style fait d’ellipses, de points de vue détournés, de confusion (rappelant un peu le début de « Le bruit et la fureur » ou « Le cri du sablier ») et de mélanges cauchemar/fantasme/réalité, l’auteur tient en haleine et sème régulièrement son lecteur qui ne sait plus qui ou quoi croire dans cette histoire dingue.
Mais plus encore c’est son écriture organique très sensorielle qui fait vraiment la différence et retient l’attention. Elle nous projette littéralement dans le corps du héros et son univers de vomis, hoquets, de nez qui coule, de spasmes et de sanglots (« Je renifle et avale un glaviot. », « le visage barbouillé », « la figure rouge et enflée », « le sang qui bat trop fort à mes oreilles », « je déglutis bruyamment »…).
Une écriture très physique et éprouvante qui nous fait ressentir avec acuité sa douleur : « Je serre mes bras autour de mon corps. ma peau se décolle, je vais bientôt sortir d’elle. Je me griffe sur tout le corps pour l’aider à muer.
– Qu’est ce que tu fous ?
Je hurle par-dessus la bourdonnement assourdissant dans ma tête « Je me déterre », et je regarde, froides, intactes et solaires, les flèches d’ombres déchirer ma chair.
 »

Sa description des coups et de la douleur physique est d’un réalisme quasi insoutenable (« la peau de mon cul se fronce », « mon sang pulse ») et en même temps cruellement poétique (« et le sang vient peindre sa bouche comme un rouge à lèvre visqueux« ) ou encore ironique (« et tel Batman qui glisse le long de son tunnel, je me transforme d’un coup pour endurer l’impossible.« ).

On est ému aussi par les trop rares et éphémères moments de complicité avec sa mère qu’il aime malgré tout : « Elle se tourne vers moi avec une expression tellement ouverte et confiante, ses yeux d’un vert pâle, translucide et vaste, tellement que je vois presque le monde à travers eux. » ou encore quand elle vient le rechercher chez ses grand parents : « Sa peau rayonne, on dirait du miel chaud, et ses doigts s’agitent, de petites brindilles au bout d’une branche. »

Enfin on salue sa force d’évocation des paysages suburbains aussi désolés, abandonnés qu’inquiétants… : « Je me réveille sur la banquette arrière avec l’estomac qui brasse du verre cassé. Je sens la puanteur du vomi avant de redresser la tête. Je décolle du fauteuil ma joue soudée au vinyle par un film de bave. Le pare-brise et le tableau de bord sont toujours couverts d’un vernis liquide et grumeleux.
(…) On est toujours sur le parking désert, le ciel commence à s’éclaircir et il peint d’un rose organique les butées de béton blanc qui affleurent comme les artères exposées du bitume hermétique et noir. Une lueur vacille à l’intérieur du Burger King fermé, projetant sur ses vitres teintées une grisaille de clins d’oeil et de battements de cils.
« 
« Tout a l’air bizarrement éclairé et trop brillant sous le ciel verdâtre comme du moisi. »
C’est cette esthétique unique qui rend le roman particulièrement envoûtant et captivant.

Une écriture psychanalytique, cathartique ?
A l’origine J.T. Leroy était censé avoir écrit « Le Livre de Jérémie » sur les conseils de son psychanalyste, devant lui servir de thérapie. La construction narrative du roman présente en effet des ressemblances avec celle d’un rêve (cauchemar) éveillé, ponctué d’associations libres. Les beaux titres de ses différents chapitres sont particulièrement oniriques et symboliques : « Le coeur est perfide plus que tout », « Dans le coffre à jouets » ou encore « La folie est attachée au coeur de l’enfant ». On pense ici au roman « Borderline » de Marie-Sissi Labrèche qui fonctionne un peu sur le même principe.
Une des particularités et originalités de l’auteur est d’avoir su restituer avec justesse la voix d’un enfant. Exercice assez périlleux auquel se sont risqués d’autres grands écrivains comme Salinger (« L’attrape-coeurs »), Russel Banks (« Sous le règne de Bone ») ou encore Howard Buten (« Quand j’avais cinq ans je m’ai tué »)… Il parvient, sans pour autant user d’une langue appauvrie ou maladroite, à reproduire le monde comme le verrait un enfant qui craint de trouver un monstre sous son lit. Un monde effrayant et fantasmagorique : « Je reste allongé dans la baignoire, je presse mes yeux très fort contre tous les yeux bleus qui dans le mur fixent les ténèbres de leur regard vide. »

« Moi Jérémie, 5 ans, battu, prostitué… »
A la lecture de cette descente aux enfers, on ne peut s’empêcher de penser aux romans du genre, à commencer par le fameux « Moi, Christiane F. ..13 ans, droguée et prostituée », grand succès toujours lu (il s’agissait ici en revanche d’un témoignage réaliste, et véridique pour le coup, plus proche du document dans le Berlin des années 70/80).
Des livres qui ont pour point commun de s’ancrer dans un univers dit « white trash », décliné autour de quelques « classiques » (sexe, drogue, alcool et violence…). Aujourd’hui, les principaux écueils de cette littérature est de verser dans les clichés ou de se limiter à quelques scènes chocs ou gorgées de pathos.
J.T. Leroy parvient à les éviter, parfois de justesse, en faisant entendre sa voix si particulière qui insuffle au récit toute sa force et l’illumine d’une grâce étrange. Tout en interrogeant les questions de la perversion et de l’innocence, du bien et du mal. Pour s’achever dans un final sanglant et terrifiant mais aussi relativement sublime…

A propos de Laura Albert et de la création de « J.T Leroy » :
Laura Albert a dévoilé dans le magazine littéraire américain Paris Review comment elle a créé le personnage de JT Leroy, inspiré de sa vie. « J’ai eu l’idée d’inventer JT Leroy alors que j’étais sous thérapie« . Agée de 42 ans, l’auteur aurait multiplié les expériences douloureuses dans sa jeunesse. Jeremy est alors devenu son alter ego masculin imaginaire. À Brooklyn où elle grandit, Laura est une enfant maltraitée. À peine adolescente, elle multiplie les appels aux centres téléphoniques pour personnes en détresse en se faisant toujours passer pour un garçon. Son avatar Jeremy prend bientôt le dessus. Son personnage se façonne au cours d’une longue thérapie téléphonique avec un psychologue pour enfants qui n’y voit que du feu. « Je ne pouvais pas raconter ce que j’avais vécu donc je l’ai transformé en art. Il fallait que ça sorte. Je comprends la réaction des gens. Mais moi j’ai le sentiment… ça va vous paraître dingue… Mais c’est moi qui me sens trahie : comment ça Jérémy n’existe pas ? Bien sûr que si ! »
Pour lui donner corps, elle a alors l’idée de faire appel à sa belle sœur homo, Savannah, la sœur de Geoffrey, son mari. Ensemble, ils se font passer pour la famille adoptive de JT. Laura Albert, mystérieuse femme rousse, est toujours présente à ses cotés lors des interviews.
Un blog a été tenu pendant cette période en écho à ses deux ouvrages.
Pendant cinq ans, le secret a pu être sauvegardé jusqu’à l’enquête du New-York Times en 2005…
Une société de production qui voulait adapter un de ses livres au cinéma l’attaque en justice pour usurpation d’identité.
Laura Albert a présenté ses excuses à ceux qu’elle a trompés et espère que la vérité dévoilée sur son âge et son identité ne « dévalueront pas son travail littéraire« . Elle s’est déclarée lors d’une conférence à San Francisco fin septembre « fière de son travail, JT Leroy a sauvé ma vie et celle d’autres personnes« . Violemment critiquée un temps, Laura Albert semble avoir regagné un certain intérêt médiatique et social. De nombreux journalistes et universitaires s’intéressent à la création du personnage et de ce que révèle la mystification JT Leroy sur l’appétit des médias et des artistes pour cet adolescent prostitué qui a réussi à vivre plus de dix ans dans l’imaginaire de milliers de personnes dans le monde.

A propos de Sarah, le premier roman ayant révélé J.T Leroy :
Ce recueil de nouvelles transformé en roman contient en essence les différents thèmes présents dans « Le Livre de Jérémie », en particulier la dualité du personnage de Jérémie et la notion d’identité sexuelle. Des rapprochements ont ainsi pu être faits avec les livres « Middlesex » de Jeffrey Eugenides et « L’homme qui tomba amoureux de la lune » de Tom Spanbauer (prof de creative writing de C.Palahniuk).
Il est en quelque sorte la suite du premier, même s’il a été publié avant. On retrouve donc Jérémie aux boucles blondes entre l’enfant et le pré-ado (l’âge reste incertain) et l’univers des roulottes de parking routier où la prostitution règne. Comme dans « Le livre de Jérémie », Leroy ne dévoile pas immédiatement les liens entre le narrateur et Sarah que l’on prend de prime abord pour une simple colocataire. Petit à petit, il nous fait découvrir leur vie quotidienne et les personnages hauts en couleur qui peuplent leur lieu de perdition. Et déjà c’est cette improbable alliance du sordide le plus scabreux, de violence avec le candide, le burlesque et le merveilleux qui frappe. On ne sait jamais si l’on doit rire ou pleurer…
Dirigé par un proxénète dont la marque de fabrique est d’offrir un os de pénis de raton laveur à ses meilleures « gagneuses », le gamin se mettra en tête de lui aussi décrocher ce précieux talisman en devenant la meilleure. Une façon pour lui de se rapprocher de sa mère qui le délaisse.
On retrouve cet incessant besoin d’amour et d’attention qu’il attend, sous n’importe quelle forme y compris les coups : « Avant Sarah m’habillait comme elle. Elle me maquillait. J’adorais la voir lécher son doigt et le frotter doucement sous mes yeux. Ca me faisait toujours penser à ces films sur les animaux où on voit une maman oiseau qui régurgite de la bouffe dans le gosier de son bébé et je me sentais aussi rempli que si elle avait fait pareil. » Plus loin il écrit : « C’est drôle, l’angoisse du châtiment a quelque chose de presque rassurant, comme si je retrouvais une sensation familière. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça, cette terreur calme. »

Parce qu’on lui refuse en raison de sa jeunesse de « faire » des clients, il s’enfuira et se retrouvera pris au piège dans un autre bordel du coin, sous la houlette du terrifiant « Le loup » au surnom de conte de fée : « la gueule la plus broussailleuse que j’aie jamais vu. Il a d’énormes rouflaquettes noires qui lui tapissent presque toute la figure et des touts petits yeux sombres renfoncés dans son pelage facial comme des raisins secs dans la tête d’un bonhomme en pain d’épice. » ou encore « Le loup joue avec mes boucles comme le chat avec la queue d’une souris.« 
Le récit bascule alors dans un surréalisme déjanté au milieu de cette faune de gagneuses enrubannées de « foulards palestiniens sur leur perruque Dolly Parton« . On y découvre par exemple comment elles se gavent d’oignons musqués pour décourager les clients abusifs ou encore comment développer une « double vue » (« apprendre à lire dans les yeux de l’homme, pour savoir s’il veut seulement se faire reluire ou que tu le serres dans tes bras jusqu’à ce qu’il se mette à chialer comme un bébé« ) ou encore se méfier du « sperme acide » (« Il paraît que certains routiers ont le jus tellement plein de poussière de charbon qu’il peut prendre feu à travers une capote en bois.« )
Mais le summum est atteint lorsque « Le loup » décide de faire de sa nouvelle petite recrue une « sainte des trottoirs » pour routiers en mal de mysticisme.
Ce qui donnera lieu à quelques scènes tragicomiques où notre héros travaille avec beaucoup de sérieux « son numéro de sainteté » avant de se prendre à rêver d’Hollywood. Avant qu’il ne dégringole de son piédestal, quand on découvre qu’il est un garçon…

Avec ses descriptions et dialogues ultra-vivants et son imagination débridée, Leroy nous plonge dans ces microcosmes parallèles comme dans un cauchemar étrange. L’intrigue est néanmoins ici moins prenante que dans « Le livre de Jérémie » avec quelques longueurs (les pages sur sa captivité et la fuite finale notamment).

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