Virginie Despentes (et Charlotte Roche) vue(s) par Nelly Arcan (et retour sur un Renaudot très chahuté…)

Depuis son arrivée fracassante sur la scène littéraire en 1993 avec le célèbre et tonitruant « Baise-moi », Virginie Despentes n’a cessé d’être tour à tour fustigée ou adulée. Inaugurant une nouveau style (qualifiée de « trash » alliant oralité nerveuse, sulfureuse et réalisme urbain) puisant dans les milieux underground, celle qui aura « donné un coup de pied à la littérature bourgeoise » ne fera jamais l’unanimité. Et ce n’est pas l’obtention du prix Renaudot en cette rentrée littéraire 2010 qui fera changer d’avis ses détracteurs toujours choqués par « sa vulgarité » ou son image trop « négative » de la société… Yann Moix lynchait son travail dans le magazine Transfuge (« Elle bâcle avec effort, dans un souci de plaire déguisé en mépris de crachat, des romans où les hommes et les femmes n’existent que sous forme de femmes, elles-mêmes cadenassées dans de simples figurations schématiques relevant, au mieux, du spectacle de marionnettes. ») tandis qu’Edouard Nabe furieux que le prix lui passe sous le nez commentait au Nouvel Obs « Sacrer le couple Houellebecq-Despentes, c’est dramatique ». Christophe Ono-dit-Biot, écrivain et directeur adjoint du Point saluait au contraire sa plume qui a « fait entrer la modernité dans la littérature » et signe « l’avènement d’une nouvelle génération » avec laquelle nous avons « réappris à lire ».

Souvent rapprochée de l’auteur d‘Apocalypse bébé, Nelly Arcan qui se déclarait comme l’une de ses « grandes admiratrices », lui consacrait une de ses chroniques dans un journal de Montréal et interrogeait les valeurs de ses nouvelles héroïnes et les stéréotypes féminins (en la comparant notamment à Charlotte Roche, autre défrayeuse de chronique) :

Chronique de Nelly Arcan parue le 9 avril 2009 :

Baise-moi

« Titre évoquant d’abord un film qui a agacé et/ou stupéfait son public en 2000, où deux jeunes femmes, après avoir subi humiliations et violences diverses, prennent la route pour ensanglanter les villes qui les bordent, en se saoulant et en flinguant tout ce qui bouge. Vieilles dames et enfants compris.

Ce film à la réalisation déficiente est avant tout un roman de Virginie Despentes. Un titre impossible à oublier, entre la supplication et le défi. Entre le désir et l’agression. Que j’ai relu cette semaine pour me rafraîchir la mémoire. Le film, dans lequel la dimension symbolique de l’univers romanesque de Despentes n’arrive pas à s’inscrire, est insupportable et gratuit.

Peu importe. C’est en faisant la lecture d’un roman du même genre, Zones Humides, écrit par Charlotte Roche, vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires, que j’ai commencé à me poser de sérieuses questions. C’est quoi, ces héroïnes?

Car l’héroïne de Zones Humides, hospitalisée pour s’être fissuré l’anus avec un rasoir électrique, nous fait l’inventaire de ses pratiques scatologiques, passant par ses hémorroïdes qu’elle photographie aux crottes de nez qu’elle déguste, ainsi que ses menstruations, ses comédons, ses croûtes récoltées au fond de sa petite culotte. L’infantilisme est patent, le talent, absent.

Outrée? Non. Des histoires trash, j’en ai lues d’autres. Déçue? Oui. Contrairement à Virginie Despentes, qui a le mérite d’avoir une plume et un discours, et dont les écrits ne manquent pas de force ni de poésie, Charlotte Roche ne fait que cartographier le corps complaisant d’une jeune femme en amour avec elle-même.

Pourtant, je me demande. Ces tueuses en série libérées de toute conscience coupable, ivrognes et expertes, armées et sachant tirer, qui vont au bordel en tant que payeurs et dont la sexualité est obligatoirement fulgurante, que ce soit dans la douleur ou la jouissance, que viennent-elles faire dans le décor littéraire? Que veulent-elles dire? Mutation de la féminité dans l’imaginaire collectif? Volonté d’être à l’image des hommes? Corps machines

On pourrait croire que ce sont des personnages de femmes «libérées». Qui font éclater les stéréotypes féminins traditionnels pour enfin révéler ce qu’il en serait d’une féminité réelle.

Toute naturelle. Il n’est en rien. En fait, ces personnages ne font que les rejouer en proposant leur envers. Ils les réaffirment en se comportant comme pourrait le faire un homme. Je dis bien: pourrait. À la manière du négatif d’une photo: le visage inversé d’un même objet.

Car à la lecture, on se dit: «Tiens, les femmes peuvent aussi faire ça? Elles en sont aussi capables?» Et c’est cet étonnement, cet obnubilation qu’exercent sur nous des femmes Rambo, aux mains sales, des truies inépuisables (on pense à La vie sexuelle de Catherine M.) qui explique le succès de ces romans.

Pourtant, la réalité n’est pas aussi concluante. Des tueuses en série, c’est encore rarissime. Des clientes de bordel de 18 ans qui paient des prostituées pour en explorer le corps, ça ne court pas les rues.

Serait-ce donc le plaisir de se défouler à travers des femmes impossibles qui nous feraient les aimer (ou les détester) si fort?

Si on ne s’en offusque pas outre mesure, si on ne flaire pas un danger à leur contact, c’est peut-être simplement parce qu’on sait qu’elles n’existent pas. Qu’elles «ne se peuvent pas». Femmes Alpha et autres grognasses

Au fond, pourquoi pas? On veut du rêve. Grande admiratrice de Despentes, je ne peux nier mon plaisir de la lire et de voir se dessiner la possibilité d’une femme qui serait totalement nouvelle, qui marquerait un tournant dans l’Histoire, suite à quoi il y aurait «celles d’avant» et «celles d’après». Des femmes à la Tarantino, ouvrant le feu et roulant un train d’enfer, férues de pornographie et prostituées bienheureuses. Grandes masturbatrices et «touche-à-tout». Qui incarneraient la femme absolue par un accord de principe entre elle et sa bestialité. Sans pitié. Comme le surhomme de Nietzsche. La venue d’une «Christ».

Ce n’est peut-être qu’un doigt foutu dans l’œil. Un beau fantasme par lequel s’exprime aussi une impuissance devant la réalité, toujours sourde à notre volonté qu’elle soit différente.

Mais n’est-ce pas là, aussi, l’une des fonctions de la littérature? Monter en épingles des Frankenstein pour défier cette réalité récalcitrante, lui proposer le meilleur (et/ou le pire) pour voir si elle va verser du côté de la Créature honnie?

La réalité, elle restera impavide. L’abolition des sexes dans leur indifférenciation, ce n’est pas pour demain. C’est mon bet. Tant mieux. Ou Dommage« .

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