Un amour insensé de Tanizaki : L’attraction-répulsion de l’Occident

A la lecture d’« Un amour insensé » de Tanizaki, d’indéniables corrélations psychologiques apparaissent entre l’oeuvre du romancier Moravia et celle de son aîné japonais Tanizaki, tous deux fins observateurs des affres amoureux et de la séduction (diabolique) des femmes. Il n’est donc pas étonnant de voir l’Italien préfacer cette œuvre majeure publiée en 1925 (peu après le tremblement de terre de 1923 qui détruisit Tokyo) au milieu de sa carrière et qui préfigure un autre de ses chefs d’oeuvre « La confession impudique » en 1965. Ce texte a été dénoncé à sa parution comme « le reflet d’un esthétisme décadent, en raison de son indécence revendiquée« .
Moravia souligne le drame de l’occidentalisation du Japon qui sous-tend cette oeuvre, véritable choc culturel menant à une « dissociation schyzophrénique » entre tradition et modernité, selon lui. Il voit ainsi en son héroïne, Naomi, la figure de la corruption occidentale, ce qui est en effet certainement la volonté qu’avait Tanizaki. Et l’on se dit que Philip K. Dick n’est alors pas loin (cf : son oeuvre qui inverse le processus post 1945, en japonisant l’Occident dans Le maître du Haut-château de philippe k dick, critique litteraire, analyse et extraits. Mais au-delà de cet aspect historique, ce qui fait la force de ce roman est surtout le dévoilement des mécanismes psychologiques troubles de ce couple et de leur histoire d’amour singulière fondée sur un étrange pacte de départ. Entre volonté de possession, de jalousie, ambivalence, jeux de manipulation et de séduction… : Tanizaki explore avec minutie l’évolution de leur relation aux accents masochistes et fétichistes tout en s’adonnant à sa passion du corps féminin…

« Dehors ! » criai-je une fois de plus. Et aussitôt, fouettée par la haine, la peur, la beauté –je ne sais-, je la saisis comme un fou par les épaules et la refoulai avec violence vers la porte. »

Un couple insensé
D’un côté Jôji, vieux garçon, la trentaine, « un type bien », employé modèle et sans histoire, de l’autre Naomi, jeune-fille de 16 ans sans avenir, serveuse dans un café, dont la famille ne cherche qu’à se débarrasser. Qu’est ce qui pourrait bien réunir ces deux là ?
Rien sinon, la décision du premier de faire de la seconde son épouse, profitant de son jeune âge, pour la modeler selon ses désirs, sans contrainte. Son « plan » sera pourtant à ses dépens puisque sa docile compagne des débuts finira par échapper à son contrôle et à inverser les rôles…

Il est courant de lire que Naomi est l’incarnation de la rouerie et même de tous les vices (notamment occidentaux) : elle passe souvent pour la « méchante » de l’histoire et Jôji, sa victime. Cette interprétation est quelque peu injuste lorsqu’on se remémore d’où vient Naomi et les motivations, peu reluisantes de Jôji pour la recueillir…
Son objectif n’était ni plus ni moins que d’en faire une poupée soumise, son jouet, la vêtissant selon ses fantasmes et l’éduquant pour qu’elle puisse lui faire honneur en société. Il l’avoue lui-même, elle est en quelque sorte sa « prisonnière » : « J’entendais l’élever comme un petit oiseau (…) dont le vaste atelier constituait l’immense cage« .
S’il s’est montré « charitable » envers elle, ce n’était donc que dans un le but égoïste d’en profiter : « Naomi était comme un fruit que j’aurais fait pousser moi-même. Ce fruit, je l’avais amené à sa merveilleuse maturité d’aujourd’hui au prix d’incroyables efforts de toutes sortes, en m’y consacrant à fond : il était normal que ce fût à moi, le jardinier, d’y goûter. Personne d’autre n’en avait le droit. » ou encore « Tu es un diamant que j’ai su découvrir, tailler et polir. »
Il considère Naomi comme « sa chose » finalement.

Mais sa manigance se retournera contre lui, jusqu’à devenir lui-même un jouet manipulé selon le bon vouloir de sa maîtresse… Mais n’est-ce pas que justice après tout, même si le comportement de Naomi peut être aussi critiqué (bien qu’elle dispose de circonstances atténuantes et Jôji est en partie responsable de ce qu’elle est devenue) ?
Par ailleurs, leur grande différence d’âge peut interpeller, même s’il aura la décence d’attendre sa majorité pour en faire légalement sa femme et ne pas a priori en abuser contre sa volonté. La vie intime des deux personnages est d’ailleurs très peu abordée, leurs rapports semblent ceux d’un père et d’une fille, entretenant une séduction incestueuse. Un aspect assez dérangeant qui concourt à faire de ces deux héros, des êtres assez déséquilibrés, dés le départ de leur relation singulière.

Malgré le titre du roman, il n’est en fait guère question d’amour ici : le premier semble davantage considérer Naomi comme un jouet on l’a dit, voire comme un trophée à exhiber ou à un joli objet/image à admirer (cf : les multiples tenues dont il ne cesse de la parer) telle une actrice que l’on contemple au cinéma (les références aux actrices américaines de l’époque affluent, en particulier Mary Pickford à laquelle Naomi ressemble selon le narrateur), la seconde se laisse « adopter » par cet homme, trouble père de substitution, tandis que sa famille la délaisse.

Entre eux deux s’établit même un pacte tacite, proche de la prostitution, de l’entretien matériel contre des faveurs sensuelles. Le narrateur est d’ailleurs bien conscient que la seule chose qui puisse retenir Naomi auprès de lui est le train de vie qu’il pourra lui offrir : cette dernière ne manque pas d’en profiter !

Les affres de l’obsession et de la jalousie amoureuse
La grande force du roman réside dans la profondeur psychologique que livre Tanizaki de ses deux protagonistes et de leurs rapports. Au fil des chapitres, il les fait évoluer subrepticement, des détails –a priori anodins- venant s’immiscer dans leur vie, annonciateurs des changements futurs. L’innocente Naomi grandit et devient plus rusée sans qu’on ne sache vraiment ce qui se trame car même le lecteur se fait avoir à son jeu. On découvrira, avec autant de stupeur de Jôji, la réalité de sa double vie ! De son côté, Jôji devient de plus en plus épris de sa belle, et ne parvient bientôt plus à lui refuser le moindre caprice, perdant peu à peu toute autorité sur elle. Il est intéressant d’observer comment il affronte le changement de Naomi (la dissociation physique et morale qui s’opère alors de façon contradictoire en lui). Il éprouve à la fois du mépris pour son attitude superficielle et insolente, tout en étant plus que jamais attiré physiquement par la jeune-fille. La haine côtoyant un violent désir charnel, où toute tendresse a disparu.

Le dernier tiers du roman est assez remarquable, en décrivant les soupçons du mari et sa jalousie le menant presque à une folie éperdue tragicomique (que l’on pourra rapprocher, sans peine, des scènes du Mépris et de l’Ennui de Moravia où les hommes s’abîment dans des passions obsessionnelles face à des femmes distantes et froides) : « Naomi avait agi sur moi comme un breuvage extrêmement fort dont je savais que trop en boire était un poison pour mon organisme, mais que je ne pouvais pas m’empêcher de consommer parce que, jour après jour, je humais le riche parfum des coupes étalées sous mes yeux et remplies à plein bord. Et à mesure que je buvais, le poison s’infiltrait dans toutes mes jointures… »

Le culte du corps féminin (et de la peau blanche)
« Un amour insensé » c’est plutôt qu’un amour, le récit d’une obsession charnelle. Le narrateur est littéralement fasciné, envoûté par la beauté de Naomi, aussi bien son corps que son visage. Il la scrute ainsi avec une attention quasi clinique voire maniaque ! Cela commence avec le journal qu’il tient d’elle entre ses 15 et 19 ans, où il note sa transformation comme « un père enregistre les progrès d’un nourrisson » ( ce qui ne manquera pas les journaux de « La confession impudique »).
Mais le plus frappant reste ses louanges minutieuses de la peau de Naomi, au grain parfait d’un blanc lumineux et immaculé selon les critères esthétiques japonais. Ce dernier critère pourra d’ailleurs choquer (cf : ci-dessous) tant il insiste. Son plaisir, purement visuel, atteint son comble lorsque son épouse est endormie (comme le narrateur de La Confession impudique), comme l’illustre cette scène très lyrique de Naomi endormie avec un livre : « Allant de l’un à l’autre, mon regard glissait du blanc immaculé du papier européen du livre broché à la blancheur de sa poitrine.
Selon les jours, la peau de Naomi paraissait jaune ou blanche ; mais quand elle dormait à poings fermés ou venait juste de s’éveiller, cette peau était toujours d’une pureté extraordinaire. Comme si, pendant son sommeil, son corps évacuait la graisse qu’il contenait, il devenait d’une netteté parfaite. On associe ordinairement « nuit » et « obscurité », mais moi chaque fois que j’évoquais la « nuit », c’est à la « blancheur » de la peau de Naomi que, par association d’idées, je ne pouvais m’empêcher de penser. » Sa réflexion sur le contraste de la peau dans la nuit renvoie directement à sa conception esthétique dévoilée dans son essai « L’Eloge de l’ombre ». On appréciera aussi la magnifique description de Naomi sortant du bain ou encore, celle, sublime apothéose d’érotisme cruel, de la nuque rasée (voir extrait).

L’art de la suggestion
Malgré cette force dimension charnelle, le roman entretient une tension érotique toujours entièrement suggérée. Aucune scène explicite n’est ainsi jamais décrite. Il n’est même jamais mentionné quand les deux héros « consomment » leur union. Au contraire, Tanizaki n’évoque que des « jeux » entre eux comme celui où Jôji porte Naomi sur son dos (qui semble être le comble de l’extase pour lui !) ou encore lui donner son bain. La dimension de soumission et de domination constitue ainsi le moteur sensuel du couple où Jôji se complait dans un masochisme psychologique. On retiendra tout de même un magnifique passage décrivant un baiser de Naomi : « (…) elle appliquait furieusement l’incarnat de ses lèvres sur mon front, sur mon nez, sur mes paupières, derrière le lobe de mes oreilles, couvrant de baisers chaque pouce de mon visage. J’éprouvai une sensation délicieuse, comme si tombait sur moi une pluie de pétales de camélia, des pétales lourds, humides de rosée, veloutés, et je m’abandonnai à l’impression rêveuse que ma tête baignait complètement dans l’odeur de ces pétales. »

Le complexe occidental d’hier à aujourd’hui…
Derrière cette fascination pour la peau blanche, se dissimule un complexe sur le physique occidental que Tanizaki dénonce (ou partage…) ? On sent une sorte d’attraction-répulsion pour le monde des loisirs à l’américaine par exemple (les dancings, le cinéma…) mais en même temps son admiration des actrices américaines ou toutes les femmes blanches y compris la vieille prof d’anglais de Naomi : « Un honneur de pouvoir approcher de près une femme de race blanche ». Les considérations raciales voire racistes de Jôji mettent mal à l’aise de nos jours comme lorsqu’il déclare : « Je m’étais rabattu sur Naomi, prenant pour une épouse une japonaise teintée d’Occident. » ou encore lorsqu’il déplore son « teint basané » et ses « dents mal plantées » qui l’empêche de « prétendre épouser une occidentale ».
Encore aujourd’hui, on peut ressentir ce « diktat » occidental qui modèle les critères de beauté asiatique : les mangas qui représentent toujours leurs héroïnes avec de grands yeux (poussant même les japonaises actuelles à porter des lentilles qui leur écarquillent la pupille ou encore les conduisant chez le chirurgien pour débrider leurs yeux ou se faire éclaircir la peau à l’instar des africaines ou à se tartiner de « BB creams » remplaçant la poudre de riz d’autrefois). Jôji aura ainsi cette terrible comparaison avec une américaine : « Ce qui plus que tout faisait la différence avec Naomi, c’était la blancheur peu commune de la peau. Sous le blanc épiderme, le bleu léger, à peine visible, des veines, comme les lignes qui parcourent le marbre, avait un charme mystérieux. (…) Si blanche qu’en fût l’apparence, cette blancheur chez Naomi, n’avait aucun éclat vivant ; pis encore : mise en face de l’autre, elle paraissait terne voire grise. »
Et c’est bien ce que capture ici Tanizaki : le malaise originel d’un peuple sur sa propre identité et son apparence… [Alexandra Galakof]

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2 Commentaires

  1. C’est pas si éloigné de Lolita dans un sens. Qui était aussi « corrompue » par la vie occidentale américaine aux yeux d’Humbert Humbert et qui lui donnait des petits cadeaux pour qu’elle continue de coucher avec lui…

  2. oui c’est pas faux, même si le contexte bien différent, il y a un peu de Lolita chez Naomi !

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