Total recall (Souvenirs à vendre) de Philip K.Dick, « Moins nous tripatouillerons dans sa tête, mieux je me porterai. »

Total recall (Souvenirs à vendre) de Philip K.Dick: outre sa quarantaine de romans, Philip K Dick a écrit environ 121 nouvelles au cours de sa prolifique vie d’écrivain. « We can remember for you Wholesale » (rebaptisé « Total recall ») arrive en milieu de carrière, en 1966, initialement publiée dans « The Magazine of Fantasy & Science Fiction ». Cette nouvelle a été réunie dans un recueil en poche chez Folio Bilingue avec « Minority report ». Dans cette courte nouvelle, Philip K. Dick explore encore une fois la frontière floue et mouvante entre réalité et illusion, vérité et mensonge en choisissant cette-fois comme angle de perception : la mémoire. Il en tire une nouvelle étonnante qui une fois de plus, sous son air « simple » voire même comique, ouvre à de nombreuses réflexions passionnantes. total-recall-philip-k-dick-2012-greffe-souvenirs-001.jpg Le texte est désormais moins connu que le film réussi (quoique jugé un peu vieillot désormais du point de vue esthétique) réalisé en 1990 par Paul Verhoeven avec dans le rôle du héros, Douglas Quail, le body-buildé Arnold Schwarzenegger. Il diffère cependant du film dans son dénouement (pas forcément mieux d’ailleurs). Retour sur ce livre culte et comparaison avec le film alors que sort en août 2012 un remake de son adaptation ciné réalisée par Len Wiseman, jugée décevante par la critique, et mettant l’accent sur les effets spéciaux à base de voitures volantes/explosions en tout genre… Ce dernier a malgré tout déclaré « J’adore le fait que le personnage doit résoudre un mystère basé sur son propre esprit. » :

Jamais à court d’idées futuristes (géniales !), Philip K. Dick imagine ici un commerce d’un nouveau genre chargé de nous vendre des « souvenirs » prêts à l’emploi. Cette agence baptisée « Rekal Incorporated » (avec un K dans le livre) propose de greffer dans notre cerveau de faux souvenirs de voyage « encore plus vrai que les vrais », accompagné de nombreuses « preuves » à l’appui.
Rêvant de partir sur Mars, dans la peau d’un agent secret, mais n’en ayant pas les moyens, Doug Quail, un modeste employé administratif marié à une femme qui le méprise, se laisse tenter par la promesse de cette étrange entreprise. Mais les responsables de son « opération » feront une découverte étonnante lorsqu’ils tenteront de lui injecter leur voyage fictif. Dés lors sa vie s’en trouvera bouleversée tandis que se révélera à lui un passé insoupçonné… et qui il est vraiment !

Après tout, les illusions, si convaincantes fussent-elles, n’étaient que des illusions. Du moins objectivement. En revanche, subjectivement, c’était le contraire. »
« Was this the answer ? After all, an illusion, no matter how convincing, remained nothing more than an illusion. At least objectively. But subjectively- quite the opposite entirely.

Total recall : La mémoire, socle de notre identité

Ce qui fascine tout d’abord dans cette histoire, menée encore une fois de main de maître, c’est bien sûr la manipulation de la mémoire et donc de l’identité. En effet, ce sont nos souvenirs et notre expérience qui nous façonnent pour partie. Dans cette société futuriste, il devient possible de « ré-écrire » ou du moins de « re-programmer » à sa guise la mémoire d’un être et donc de le transformer en un autre, sans qu’il ne se souvienne de rien (ou presque !). Le cerveau devenant alors un vulgaire disque dur sur lequel on peut copier ou effacer des données. La manipulation est effrayante ! Cette idée de « mémoire trafiquée » se retrouve aussi dans « Blade runner » où les androïdes (« répliquants ») sont dotés d’une mémoire artificielle à leur insu et ignorent ainsi pas qu’ils ne sont pas humains (jusqu’à ce qu’ils l’apprennent brutalement ce qui leur est généralement fatal !).

Le plus important est-il ce que l’on croit ou ce qui est vrai ?
Le sujet a des résonances orwelliennes (1984) dans sa volonté de fausser le passé et d’en créer un nouveau de toute pièce. Peu importe s’il est vrai ou non tant que le sujet y croit…
A plus grande échelle, cette manipulation de la mémoire collective peut permettre de ré-écrire l’Histoire de l’humanité et donc de masquer ou de faire oublier ces épisodes jugés gênants par les autorités par exemple…, avec tout le danger alors que l’Histoire (et ses drames) se répète(nt)…

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Total Recall : Souvenirs, illusions et virtualité de nos vies…

Dick va encore plus loin dans sa réflexion en s’interrogeant sur la nature fluctuante des souvenirs. Une notion qui n’est pas reprise dans le film de 1990. En effet, le directeur de Rekal, se vante de fournir des « souvenirs extra-factuels » plus performants que ceux de notre mémoire naturelle encline à l’oubli : « (…) la remémoration authentique des grands évènements de la vie démontrent qu’une foule de détails s’évanouissent très rapidement. Et définitivement. Dans le contrat global que nous offrons, les souvenirs sont si profondément implantés que rien n’est oublié. » « C’est le vrai souvenir – avec tout ce qu’il comporte d’imprécisions, d’omissions et d’ellipses, pour ne pas dire de déformations – qui est le pis-aller. » La démonstration est troublante et nous pousse à nous poser la question : Mieux vaut-il ne pas vivre réellement une expérience mais en garder un souvenir vif et précis ou bien la vivre vraiment mais ne plus (ou mal) s’en rappeler ? (où l’on se rapproche de la philosophie du « carpe diem » ou ce qui compte finalement dans une vie est de vivre et de profiter l’instant présent et non vivre dans le passé ou dans l’attente d’un hypothétique futur…). Une intrigue qui ne manque pas de faire écho à la virtualité croissante de nos vies actuelles et que Dick a si bien anticipé tout au long de son oeuvre

Total recall : Cauchemar psychotique

Philip K Dick nous fait ressentir le cauchemar angoissant de ne plus savoir qu’il on est, de devenir étranger à soi-même, ou du moins d’avoir l’impression de cohabiter avec un autre moi étranger. D’avoir deux mémoires dans la même tête, sans savoir laquelle est réelle et l’autre fausse. Comme il le fait dire à son héros Quail : « J’ai les deux souvenirs greffés dans ma tête ; l’un est vrai mais je ne sais pas lequel. (…) Je suis dans le pétrin (…) Peut-être au bord de l’épisode psychotique. » (« I have both memory-tracks grafted inside my head : one is real and one isn’t but I can’t tell which is which. (…) Probably I’m heading into a psychotic episode. » Et toujours en prime l’épouse acerbe qui ne le comprend pas, ne le soutient pas et le somme froidement de se « décider » quant à la réalité de l’un ou l’autre de ses souvenirs. Outre les déceptions maritales de Dick qui lui font systématiquement reproduire ce type d’épouse froide et duplice dans nombre de ses romans, on repense ici à l’anecdote qu’a raconté Emmanuel Carrère dans sa bio de l’auteur « Je suis vivant et vous êtes mort » concernant le cordon de la lumière de ses toilettes qui lui a fait penser qu’il avait connu une autre vie, un autre passé dont certaines résurgences persistaient encore dans son esprit.

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« Donc je dois vous prévenir, tout ce que vous pensez pourra être retenu contre vous. » (« So I have to warn you : anything you think may be held against you. »

Enfin, parmi les autres trouvailles cauchemardesques de l’ imaginaire paranoïaque de l’auteur, il faut citer bien sûr l’abominable « télétransmetteur » implanté, à son insu dans son crâne, permettant de lire et de transmettre toutes ses pensées à ses poursuivants. « Il frissonna de dégoût envers lui-même. La chose vivait en lui, à l’intérieur de son propre cerveau, elle se nourrissait, écoutait, se nourrissait encore. » (« He shuddered with self-aversion. The thing lived inside him, within his own brain, feeding, listening, feeding. »

On ne peut encore une fois qu’être ébloui par le talent visionnaire de Dick qui exprime ici l’un des plus grands fléaux de notre siècle moderne, avec l’avènement d’Internet : la traque et la collecte sans relâche de nos données personnelles, du profiling à outrance de toutes les traces/recherches que nous effectuons sur notre propre ordinateur, sans guère de possibilité d’y échapper ou de s’en protéger. total-recall-philip-k-dick-1990-taxi-robot-.jpg

L’humour derrière la tragédie

Mais il faut souligner aussi que cette dimension horrifique de la nouvelle est contrebalancée par une dimension plus comique, servie par l’humour ironique de l’auteur. On s’amusera par exemple des descriptions de certains personnages comme le directeur de l’agence Rekal portant « un costume en peau de grenouille martienne dernier cri » (« wearing the latest Martian-pelt frog gray suit »). Tout son baratin commercial (et l’imbroglio médico-technique : « on greffe une fausse mémostructure sur le vrai souvenir… » ou autres « packages » façon « pochettes surprises » et sa cohorte de quincaillerie) ne manque pas non plus de second degré. Le plus drôle est certainement au moment de la première opération de Quail, lorsqu’agacé par le problème de créneau pointé par son équipe, il suggère ni plus ni moins de « faire de la place sur son cerveau en faisant sauter deux semaines de vacances » au prétexte qu’il est fonctionnaire ! Un simple « petit détail » pour lui… On pourra ici faire deux rapprochements: l’un avec la drôlatique agence de voyage pour mythomanes que l’on croise dans « Le potentiel érotique de ma femme » de Foenkinos (a-t-il été inspiré par Dick ?) et d’autre part le film de Michel Gondry (qui souhaite d’ailleurs adapter Ubik prochainement), Eternal sunshine of the spotless mind où les protagonistes demandent à ce que le souvenir de leur histoire d’amour soit effacé de leur mémoire (l’opération menée par des « techniciens » très négligents rappelle l’amateurisme de l’équipe de Rekal).

Le pouvoir de nos rêves d’enfant dans Total recall

(attention des éléments de l’intrigue sont ici dévoilés)
On l’a dit en préambule de cette chronique, l’adaptation ciné en 1990 de Paul Verhoeven propose un scénario quelque peu différent notamment sur le dénouement de l’intrigue, avec davantage de rebondissements et de délire paranoïaque (notamment par le rôle jouée par son épouse, la perfide Sharon Stone !, ou encore le rôle de l’agence Rekal qui interagit avec l’aventure sur Mars et sème encore davantage le trouble et le doute). Dans le film, Quail part donc sur Mars pour tenter de découvrir sa véritable identité. A l’inverse, dans le livre, il fait le choix de se rendre aux forces d’Interplane et préfère sauver sa vie en effaçant définitivement son passé d’agent secret au profit d’un autre fantasme.
Philip K Dick clôturera la nouvelle par une nouvelle pirouette en forme de nouvelle révélation qui ne manque pas non plus d’humour, (avec le côté très américain du « superhéros-qui-sauve-le-monde !).
Mais l’auteur nous parle aussi en filigrane de quelque chose de plus universel : nos désirs et rêves d’enfant (la femme de Quail se moquera d’ailleurs de sa tête « farcie de rêves ») qui restent profondément ancrés en nous, parfois à notre insu alors que nous devenons des adultes et que nous les rangeons sagement aux oubliettes pour nous conformer à nos obligations… Comme le constatera McClane : « Ils n’ont pu effacer cela ; ce n’est pas un souvenir mais un désir. »[Alexandra Galakof]

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