Minority report de Philip K Dick: « L’existence d’une majorité implique logiquement l’existence d’une minorité correspondante. »

minority-Report-livre-philip-k-dick.pngMinority report de Philip K Dick est un texte datant de 1956 et publié pour la première fois dans la revue de SF américaine « Fantastic Universe », alors qu’il en était encore à ses débuts (avant la 1e reconnaissance arrivée avec « Le maître du Haut château ») : on en admirera d’autant plus la maîtrise narrative, l’originalité visionnaire et la profondeur sous-jaçente qu’elle recèle ! « We can remember for you wholesale » (rebaptisé « Total recall ») arrive en milieu de carrière, en 1966, initialement publiée dans « The Magazine of Fantasy & Science Fiction ». Ces deux nouvelles, toutes deux adaptées (et quasiment faites pour !) au cinéma, ont été réunies dans un recueil en poche chez Folio Bilingue. Chacune dans leur univers, elles développent les thèmes majeurs parcourant l’oeuvre du célèbre auteur de science-fiction : l’angoisse face à une réalité/identité trompeuse ou simulacre ou les manipulations en tout genre et en particulier celle de l’esprit à la frontière de la paranoïa…

« The existence of a minority logically implies a corresponding minority« 

« L’inconvénient fondamental… Nous arrêtons des individus qui n’ont nullement enfreint la loi. (…) Donc l’acte criminel proprement dit ne relève strictement que de la métaphysique. »

Outre sa quarantaine de romans, Philip K Dick a écrit environ 121 nouvelles au cours de sa prolifique vie d’écrivain. Dans une de ses préfaces, Dick expliquait : « What a science fiction story really requires is the initial premise which cuts it off entirely from our present world. This break must be made in the reading of, and the writing of, all good fiction… a made-up world must be presented. » (Une bonne histoire de SF se fonde sur une hypothèse de base qui la sépare complètement du monde présent, (…) un monde complètement re-créé). Ce principe est mis en oeuvre avec brio dans The Minority Report:

Dans un futur daté aux années 2050, John Anderton est le dirigeant fondateur vieillissant de la Precrime, une agence gouvernementale d’un nouveau genre, chargée d’arrêter les criminels avant qu’ils ne commettent leurs actes délictueux. Et ce, grâce à trois créatures, les pre-Cogs, capables de lire l’avenir. Un système ayant permis d’enrayer le crime grave dans cette société sous total contrôle policier. A l’approche de sa retraite, Anderton doit former un jeune ambitieux, Witwer, par qui il craint d’être renversé. Une peur qu’il croit se réaliser alors que les precogs lui apprennent qu’il est le prochain meurtrier à être arrêté…

Tous les ingrédients d’un scénario haletant sont ici réunis, le piment de l’inconnu futuriste en prime. K. Dick frappe fort dés le début et entre vite dans le cœur de son sujet. On en sait et on en saura très peu sur Anderton, tout juste qu’il est marié ainsi que sur le reste des personnages. Entraîné dans l’action, le lecteur ne tarde pas à sentir l’angoisse monter au fur et à mesure qu’Anderton, pris au piège de l’engrenage du propre système qu’il a inventé, perd pied avant de se lancer dans une fuite éperdue. Quelle machination se trame vraiment contre lui ? Qui croire dans ce monde hier encore le sien et qui aujourd’hui lui est hostile, alors que même ses proches, à commencer par sa femme, devient la cible de ses soupçons ? Et surtout le système precrime ne serait-il pas une machine à erreurs judiciaires ? Entre doute, paranoïa et remise en cause, Anderton se mettra en quête de la vérité, remontant les arcanes du système et déjouant les complots.

K Dick parvient, en à peine une centaine de pages, à tisser un thriller aussi novateur qu’impeccable, doublé d’une réflexion philosophique, plus que jamais d’actualité dans le contexte politique récent (cf : le fichage des la maternelle des enfants pour détecter les futurs délinquants proposés par un certain président français en 2006 par ex ou encore la généralisation de la vidéo-surveillance…).
Minority report, au delà de son « action » et de ses rebondissements assez palpitants (et presque tous crédibles, d’un chouia parfois ! :-), il faut le dire, nous renvoie à de nombreuses questions assez fondamentales sur nos sociétés. Une question essentielle depuis que l’humanité existe : Comment lutter contre le crime ? mais aussi comment rendre la justice sur terre ? Comment définir la présomption d’innocence versus celle de culpabilité… Sommes-nous tous de potentiels criminels ? Comment évaluer la part de « risque », de « hasard » et d’incertitude », comme se moque la femme d’Anderton ? On pourrait y rajouter « l’intention ». Tout ceci est passionnant et conduit à diverses réflexions et interprétations vertigineuses !

« Avec l’aide de vos mutants precogs, vous avez audacieusement et efficacement aboli le système punitif post-crime fondé sur l’emprisonnement et l’amende. Comme nous le savons tous, la perspective du châtiment n’a jamais été très dissuasive ; quant aux victimes, une fois mortes elles n’en tiraient guère de réconfort. »

Derrière le concept precrime, se cache un idéal utopique (ou dystopique selon le point de vue !) mais on comprend assez vite que le commissaire Anderton est un idéaliste avant tout et non un faschiste (bien que les deux aillent de pair…).
Son but est de protéger les citoyens et les victimes pour le « bien ». Une société où le « crime est aboli », une société qui tend vers le « zéro défaut » à la façon du meilleur des mondes d’Huxley. On élimine, non pas à la naissance, mais en cours d’existence les éléments gênants et perturbateurs de l’ordre social.

Dans cette société, incarnant la dérive sécuritaire extrême, le crime grave est censé avoir disparu, ce qui dénote d’une certaine efficacité a priori même si ce système répressif par défaut pourrait bien condamner des innocents au passage. Comme le reconnaît d’ailleurs Anderton lorsqu’un des hommes de Kaplan lui pose la question.
Ici se pose aussi la question philosophique classique du déterminisme versus le libre-arbitre tout en touchant au grand fantasme humain de « connaître l’avenir ». A l’image d’Anderton, le fait d’être prévenu que l’on va commettre un crime peut suffire à changer la destinée, en restant « libre d’agir » et renverser le cours du destin…
K Dick illustre, ingénieusement, cette problématique en imaginant un « rapport minoritaire » qui pourrait en quelque sorte symboliser, le « chemin de traverse » d’une vie. Les deux autres rapports dits majoritaires étant le rail sur lequel la vie d’un individu est engagée et qui constitue la plus forte probabilité. Mais cela ne signifie pas que ceci est figé et il y a toujours une autre option possible, représentée par ce rapport minoritaire. La loi de la majorité n’est pas toujours la meilleure…
C’est la fameuse phrase qu’Anderton découvre dans ses faux papiers d’identité : « L’existence d’une majorité implique logiquement l’existence d’une minorité correspondante. » Et qui constitue la clé de son énigme (on reconnaît ici le goût de Dick pour placer sur la trajectoire de ses héros des messages à clé censés les éclairer sur le chemin à suivre, cf: Ubik).
De même au fil des décisions prises par un être, ces rapports évoluent. Les « cartes » telles que délivrées par la machine pre-crime sont les cartes de notre destin, qui se battent et se rebattent sans cesse. Ce que Dick appelle « la théorie des futurs multiples » dans son histoire.

« Il n’avait même jamais assisté au moindre crime de sang. Alors qu’il était préfet de police depuis trente ans. Depuis, une génération, le meurtre n »existait plus ; cela n’arrivait plus tout simplement.« 

Le discours de Kaplan vient accréditer cette thèse : « Mais il ne peut y avoir de réelle connaissance du futur. Dés qu’une information pré-cognitive est livrée, elle s’annule d’elle-même. L’affirmation selon laquelle cet homme commettra un crime dans l’avenir est un paradoxe. Le simple fait de posséder cette donnée la fausse » ( « There can be no valid knowledge about the future. As soon as precognitive information is obtained, it cancels itself out. The assertion that this man will commit a future crime is paradoxical. The very act of possessing this data renders it spurious. »)

La situation des precogs interpelle également : qui sont réellement ces « idiots », emprisonnés tels de martyres, dans des câbles de métal, condamnés à servir la société pour leurs dons, sans que l’on se soucie de leur bien-être ou de leur volonté propre. « Véritables légumes, ils se contentaient de bredouiller, de sommeiller – l’existence réduite à sa plus simple expression. » Un traitement tortionnaire et inhumain dans une société supposée « avancée »…, caractérisée finalement par la régression des droits des Hommes et l’exploitation…

Parallèlement à ces thèmes majeurs, Dick intégre également ses obsessions récurrentes, celles de la trahison, du complot et de la femme duplice prompte à tromper et abandonner son mari (dans la plupart de ses romans Dick met en scène des épouses méprisantes, distantes voire manipulatrices envers le héros, reflétant sa propre expérience du mariage souvent malheureuse).

In fine, on peut être étonné de la façon dont se conclut l’intrigue. Après avoir dénoncé la faille du système precrime, c’est finalement à lui que se rallie Anderton en choisissant de le sauver quitte à perdre sa liberté. Il en appelle seulement à la vigilance du nouveau préfet de police quant à la valeur à accorder aux prédictions criminelles… En cela il diffère radicalement de l’option choisie par Spielberg* lors de son adaptation (qui fait une dénonciation beaucoup plus large de toutes les dérives induites par l’exploitation sans vergogne des données personnelles (en particulier marketing) et de la surveillance individuelle par voie biométrique notamment), rejoignant ainsi un univers plus orwellien et « big brother » ; l’oeil en est d’ailleurs le symbole, rejoignant aussi l’idée des « visions » des precogs). Spielberg imagine un autre mobile du crime plutôt bien vu basée sur la vengeance personnelle du héros de la mort de son fils. La machination des ravisseurs échoue finalement et le projet Pré-Crime est stoppé.

Le personnage confus d’Anderton est au coeur des dilemmes de cette société : pourchassant, il se retrouve pourchassé (à l’image du héros de Blade runner et des androïdes). C’est tout l’intérêt de Minority Report d’avoir créé un monde cohérent, résultant de l’obsession sécuritaire, et de nous inviter à réfléchir à ses conséquences.
Certes, un système qui permettrait d’arrêter les criminels avant qu’ils ne commettent l’irréparable serait prodigieux. Mais comment garantir sa totale fiabilité ? Les dispositifs de surveillance sont tous à double-tranchant car il n’est pas garanti que ceux qui les contrôlent ne puisse les détourner ou en abuser ? Comme le pense Anderton lord de sa traque : « Il avait affaire à plus fort que lui… à un adversaire qui avait toutes les cartes en main. » (« He was struggling against the impossible – and all the cards were stacked against him« ) Dick ne tranche d’ailleurs pas forcément le débat…

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A propos de l’adaptation ciné de S.Spielberg de Minority report (2002) : * Steven Spielberg a souhaité que le public voie en Minority Report « une extension du monde actuel ». Il a expliqué avoir voulu que « cet environnement, très touffu, très détaillé, soit perçu comme une évidence, qu’on finisse par l’oublier pour concentrer toute son attention sur le mystère. (…) Minority Report est un mystère, une énigme autour d’un crime futur, un film qui vous embarque dans une aventure humaine : l’histoire d’un personnage marqué par une tragédie et qui tente de retrouver son équilibre. »

John Underkoffler, professeur au M.I.T. (Massachussets Institute of Technology) et consultant sur le long métrage, a déclaré quant à lui que « le monde de Minority Report est plus réaliste, plus âpre, plus nuancé que celui que nous présentent si souvent les utopistes. Il constitue une toile de fond passionnante.« 
« Philip K. Dick est une des rares personnes qui ait compris que la bonne science-fiction est en fait la science-fiction sociale. La technologie est un reflet ou un écho de ce qui se passe dans la société. Dick était intéressé par ses effets anthropologiques. » [Alexandra Galakof]

1 Commentaire

  1. Oui, lu il y a quelques années, Minority report m’avait fait forte impression… Plus que le film, qui nage en plein quelconque.

    L’œuvre de Dick, elle, incite à la réflexion ; c’est un vrai story-teller et pourtant il ne cède pas à la facilité. Il sait être surprenant, pas toujours à la fin, mais à un moment ou à un autre du récit ; et il nous berce dans ses ambiances. De plus, il pousse toujours à la réflexion – comme vous le montrez ici – en s’intéressant toujours à l’homme et à la société via un angle inattendu mais pertinent. Bref, il a su faire de la SF vraiment intelligente sans se montrer barbant !

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