« Podium » de Yann Moix, Vivre (et mourir) à travers l’Autre

Qui n’a pas entendu parler de « Podium », le grand succès de Yann Moix paru en 2002 et adapté au cinéma (par lui-même) en 2004 avec force matraquage médiatique ? Vu de l’extérieur, l’ensemble laisse redouter la grosse comédie de boulevard à grosses ficelles commerciales. De plus, « une histoire de sosies de Claude François » n’est pas forcément très attrayante… Pourtant lorsqu’on a lu les précédents opus de Monsieur Moix (« Jubilations vers le ciel » , « Les cimetières sont des champs de fleurs » et surtout l’excellent « Anissa Corto »), on ne peut qu’avoir envie de vaincre ses réticences et préjugés. Et en effet, l’effort s’avère payant ! Sans être un chef d’oeuvre, « Podium » est un roman bourré d’énergie et d’inventivité qui explore sous ses apparences burlesques et parfois un peu excessives, les thèmes de l’identité, du fanatisme, des rêves d’enfance et de la nostalgie (déjà présents dans ses précédents romans), du rapport entre la création artistique, l’imitation et le pastiche, les obsessions ou encore l’amitié au masculin… Foisonnant et audacieux !

Dans la droite lignée de la « pop littérature », « Podium » puise directement aux sources de « la culture populaire » française à travers ses icônes de « la variété », comme les appelle souvent avec dédain une certaine intelligentsia. Même si un Gilles Deleuze avait déjà disserté sur « Alexandrie, Alexandra » qu’il tenait pour un chef-d’œuvre du genre !
En s’intéressant au destin de deux pauvres hères de cette France dite « profonde », Yann Moix nous livre sa vision, corrosive mais jamais méprisante, de tout un pan de notre société qui érige en Dieu moderne les célébrités qui les font rêver et les aide à oublier la médiocrité ordinaire.

« Maïwenn a éclaté de rire. Elle m’a avoué qu’elle ne savait pas si, avec nous, elle se trouvait en présence de purs génies ou de grands malades. J’ai eu envie de lui répondre que l’un n’empêche pas l’autre. »

A travers une histoire très simple (Bernard dit « Nanard » fan extrémiste et ex-sosie professionnel de Cloclo réduit à faire la plonge, soutenu par son fidèle acolyte Jean-Baptiste Cousseau dit « Couscous » reconverti en sosie de C.Jérôme, décide de relancer sa carrière en participant à un grand concours audivisuel de sosies, sous la houlette d’Evelyne Thomas, ex papesse de la « trash TV » à la française), il décrit tout l’univers (et le folklore) des sosies : leurs aspirations, leurs motivations, leurs « ambitions » jusqu’aux petites guéguerres qu’ils se livrent dans « le milieu ». Un véritable petit monde à part entière avec ses codes et ses rites qu’il nous raconte à la façon d’un entomologiste.
Et ce faisant, nous fait parcourir la France de Jean-Pierre Pernaud : des « dédicaces de Dick Rivers au Mammouth » en passant par « les soirées de Catherinette sur le parking du Shopi à Garches » ou encore « la Foire aux asperges de Tigy »… où le duo et sa troupe de « Bernardettes » recrutées à coup de castings intransigeants, donnent de « grands galas » (« La prestation de Bernard a fait du bruit dans la région. Johnny au Stade de France, à côté c’était un playmobil dans un évier.« . C’est aussi le prétexte à une méticuleuse plongée dans la vie de Cloclo, ce chanteur qui continue de fasciner, de génération en génération, avec des parallèles à la fois drôles et intéressants entre sa personnalité, son existence et celle de ses sosies, ou encore des pélerinages plus vrais que nature dans son ancienne résidence secondaire (le Moulin de Dannemois).

L’auteur a mené ici un véritable travail de documentation et émaille son récit d’anecdotes et d’extraits d’interview du chanteur « dans le Podium hors série spécial été 76 » tel que « Faire de la scène exige un don total de soi. Si vous vous forcez, vous êtes mort. » On découvre aussi, médusé, des détails hyper précis sur ses costumes de scène « lamé argent » ou « en strass » sans oublier ses légendaires bottines (des paragraphes très pointus nous explique les différents types et caractéristiques !)… Tout en détournant les codes encyclopédiques, il tente aussi de comprendre pourquoi ce chanteur aux textes simplets et gentillets (on ne coupe pas aux larges extraits du « Téléphone pleure » ou encore « Le printemps qui chante »…) a marqué si profondément son temps et les suivants.

Porté par « Nanard », le héros du livre, Yann Moix campe avec jubilation le portrait d’un homme à la fois mesquin, avare, gougeât, colérique (scandales dans les restos qui osent lui refuser « un menu à volonté » !) et lui invente une langue « nanardesque » (inspirée de Jean-Claude Van Damme) particulièrement haute en couleur, mélange de populisme, d’anglicismes et de jugements à l’emporte-pièce : « J’ai l’air très « Je suis cool« , « T’es con de la bite » et autres « Oula Couscous ! Tu champignes du caillou, man. » ou « Je m’en claque le boudin« …
Et étrangement sous ses abords détestables parvient à nous le rendre attachant.

OUI « Podium » est un roman drôle, parfois même hilarant, qui parvient, fait rare en littérature, à faire rire. Même si l’on peut être au début déstabilisé, on finit par se laisser aller et à ne plus pouvoir résister aux joutes verbales d’un Nanard exalté, aux rixes entre sosies de Sardou et de Cloclo (les « sardonades ») ou encore les épreuves religieusement retranscrites (avec « leurs corrigés en annexe ») de « l’examen national du diplôme de Claude François officiel » du « CLOCLOS » (Comité légal d’officialisation des Clones et Sosies), comprenant par exemple comme sujet de dissertation « Claude François : tradition dans la modernité ou modernité dans la tradition ?« 
Ce sont encore « le Mouvement Magnolien International » (qui milite pour le clonage de Claude François), l’art difficile du casting et de l’entraînement (incluant des « descentes » chez elles !) des « bernardette », les exergues de chaque chapitre en forme de citation de Frédéric Bernard telle que : « Ce que je préfère chez moi, c’est Claude. » ou « Il y a les grands Cloclos et les gentils garçons. Je suis un grand Cloclo. », la reproduction de faux tracts/affiches de gala… Mentions spéciales aux « dates claudiennes » (transposition des dates selon « le calendrier claudien ») ou encore aux docteurs ès « Histoire claudienne » : on a parfois l’impression d’être invité chez le chapelier fou de Lewis Carroll !

« Nous sommes de sales copieurs. Sur scène, notre corps bouge mais ce n’est pas vraiment, pas seulement notre corps. C’est un peu le leur aussi. Nos gestes sont des plagiats de gestes. Nous photocopions des attitudes. Incapables d’inventer des nouvelles figures, nous travaillons à l’infini les anciennes, qui nous servent à vie de modèle et de canevas. On appelle ça un patron. » (…) Les sosies sont partout qu’ils soient ou non « ressemblants » (on finit toujours par ressembler à qui on veut). »

Il renoue aussi, à petite dose, avec le lyrisme qu’il affectionne comme ce passage où il imagine « les dernières heures de Claude François » quasiment minute par minute : « De temps en temps Claude jette un oeil sur la pendule murale. Il est en train de vivre les dernières minutes de sa vie mais il ne le sait pas, ces minutes-là sont semblables à toutes les autres, elles sont faites de la même matière que les minutes normales, elles ont la même tête, possèdent la même durée que les minutes de ceux qui ne vont pas mourir. C’est le même sablier qui les remplit, les vide. Mais devant l’Eternel, ces minutes contiennent 1200 concerts donnés jusqu’à ce qu’évanouissement s’ensuive, 42 705 colères piquées, 14 000 nuits passées à pleurer dans les bras de blondes aux yeux bleus, 784 costumes de scènes taillés sur mesure, 45 clodettes bientôt plongées dans le noir (…) Ce sont des minutes gonflées de sang, de sueur et de sperme. »

On l’aura compris, ce qui intéresse Yann Moix c’est la peinture tragicomique de cette petite communauté et de sa « mythologie » propre. « Podium » est en ce sens une fable moderne et rocambolesque qui oscille entre amusement et tendresse pour ces « ringards » qu’il met en scène avec sa plume corrosive habituelle. Il démontre aussi un vrai talent pour les dialogues particulièrement vivants et pittoresques, entre absurdité et « beaufitude » jouissive.
Yann Moix a déjà démontré dans ses précédents romans son goût du pastiche encyclopédique qu’il pousse ici à l’extrême, avec un souci de vraissemblance impressionnant (on se souvient de « l’église d’Elisologie » dans son 2e roman « Les cimetières sont des champs de fleurs » où il décrivait la collection méticuleuse et monomaniaque de toute la vie de sa femme morte, par son mari et de son projet fou de biographie de plus de 6000 pages « consacrée à l’étude de la défunte ».)
Il aborde aussi des thèmes plus profonds derrière son humour tels que la vie par procuration (thème qui lui est cher) et pose la question du « moi » : Peut-on réellement s’affirmer à travers l’Autre ? C’est aussi une réflexion sur l’identité et sur la création : l’imitation peut-elle dépasser l’original (scène finale où le vrai Cloclo déçoit), le rapport entre la projection que l’on se fait de quelqu’un et la réalité forcément décevante.

OUI Yann Moix en fait trop. Mais c’est sa marque de fabrique de « grand malade », d’écrivain « fou furieux » qu’il a déjà imprimée dans ses précédents romans, en allant au bout de ses délires fictionnels, capable de s’immerger dans un monde et de le recréer de toute pièce dans ses moindres détails les plus farfelus et loufoques. Rien que pour cela « Podium » est une véritable performance et une chorégraphie spectaculaire !

Paroles de Yann Moix à propos de son roman « Podium » :
A propos du mythe Cloclo :
Yann Moix : « De son vivant et après sa mort, Claude François est aujourd’hui le seul équivalent français de ce qu’a pu être un Elvis Presley en Amérique. Ils sont tous les deux morts très jeunes, ils étaient beaux, impressionnants sur scène, charismatiques. Des générations et des générations les ont adulés et portés aux nues. Claude François, c’est et ça a été un véritable phénomène de société. Si vous interrogez les gens en France, quasiment tous se souviennent de ce qu’ils faisaient le jour de la mort de Claude François. Sa mort a provoqué des suicides, elle a fait naître un culte de la personnalité, un fanatisme religieux même… Car un fan c’est avant tout un fanatique, c’est-à-dire quelqu’un qui se soumet totalement à un dieu. Quand je suis allé au cimetière où il est enterré, j’ai vraiment assisté à ce phénomène : fétichisme des objets, prières, pèlerinages… »

A propos du culte des célébrités :
« Aujourd’hui, comme il y a eu un total bouleversement des valeurs depuis l’effondrement du bloc Est-Ouest, les centres de pouvoir se ramifient à l’infini et l’idée d’Etat-nation ne veut plus dire grand-chose. Les gens ont du mal à identifier les tenants du pouvoir et du coup ils choisissent autre chose. Ils choisissent la famille, il choisissent les sectes, ils choisissent des associations. Ils essayent de plus en plus de remplacer le modèle de l’Etat-nation qui les prenait en charge contre des modèles à taille humaine. En France, aujourd’hui, la politique s’est tellement diluée qu’il faut trouver de nouvelles idoles.
Les idoles populaires sont pratiques pour ça. La célébrité est un des moyens d’échapper à la politique en se greffant sur des nouveaux modèles qui échappent complètement à la réalité. Les stars, c’est donc une réalité parallèle à la réalité politique. C’est comme la réalité amoureuse : un état où on ne fait pas attention à l’univers qui nous environne. Aujourd’hui le star-system, c’est un moyen d’échapper à la réalité par la création d’un univers parallèle dans lequel la célébrité est devenue la norme. Aujourd’hui on est passé à une étape supérieure, étrangère à la tradition française, c’est la démocratisation de la notoriété.
 »

Son rapport personnel à « Cloclo » :
« Au début, je disais : je travaille sur Claude François. Après, j’ai dit : je travaille sur Cloclo. A la fin du livre, Cloclo est devenu Claude ! Il y a une empathie qui s’est créée. Ce qui est normal car je suis un grand malade : je ne peux pas écrire un livre si je ne connais pas tout sur le sujet. J’ai lu plus de 3 000 pages pour écrire ce roman ! »

Fiction et réalité dans le livre « Podium » :
« Tout ce qui est dit sur Claude François est exact. En revanche, si on regarde les annexes, j’ai fait une espèce de faux Who’s who des sosies de Claude François qui mêle des biographies d’écrivains réels et où j’évoque même la biographie de Dreyfus ! Personne ne s’en est aperçu… »

Le rapport entre art, imitation et création :
« Il y a beaucoup de passages de Podium qui sont des pastiches de la littérature. Les remerciements aux auteurs à la fin du livre, c’est parce qu’il y a des pages et des pages d’écrivains que j’ai un peu adaptées, un peu changées… Proust, qui est un de mes quatre écrivains préférés, s’est débarrassé de ses maîtres en les pastichant. Il s’est purgé de Flaubert, de Chateaubriand, de Mme de Sévigné et de Saint-Simon… Il s’est vidé de leur style pour trouver le sien en faisant une synthèse de tous ces styles. Podium est un livre sur le pastiche. »

Le principe du pastiche littéraire
« Le but du pastiche, c’est se purger de ses maîtres. Or il y a ceux qui arrivent à surpasser leurs modèles, mais pour ça il faut les digérer. Donc les écrivains sont momentanément le sosie de leurs idoles littéraires pour trouver leur voie. Il y en a qui n’y arrivent jamais. Comme Angelo Rinaldi qui pastiche Proust depuis trente ans et qui n’a jamais réussi à être Angelo Rinaldi : c’est un mauvais sosie de Proust, comme Bernard Frédéric est un mauvais sosie de Claude François… Si tu restes figé dans le pastiche, si tu restes dedans toute ta vie, tu es dans l’existence d’un autre, donc tu vis pour rien. Tu n’es ni chanteur ni écrivain… Si le pastiche est transitoire et que tu le considères comme un moyen de te débarrasser de tes idoles pour arriver à vivre ta propre existence, alors tu es un véritable artiste. Le pastiche est un passage obligé vers l’art. »

Le sosie comme métaphore de la création ?
« Exactement… Sauf qu’ici Bernard Frédéric reste bloqué. Il est incapable de dépasser son modèle. Donc, on est dans le sosie. On n’est pas dans la création. On est plutôt dans la recréation. Dans la recréation mais aussi la récréation. Mais on ne parvient jamais au stade de la création. C’est plutôt dans un monde à part qu’il faut essayer de les situer, dans un univers clos, une utopie, comme celle de Thomas More. « (source : Fnac)

2 Commentaires

    • Ron sur 18 novembre 2008 à 12 h 14 min
    • Répondre

    Article très bien écrit. Qui en est l’auteur ???

  1. La grande réussite de ce livre, c’est de faire rire. Rire aux éclats même.
    La deuxième chose, c’est la folie de l’auteur. Yann Moix a imaginé l’univers quasi-intégriste d’un adorateur de Claude François.
    […]

    La suite sur MAKIBOOK :
    http://www.hardinski.net/makiboo...

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