Chuck Palahniuk, entre chaos et rédemption : Entretien privé avec l’auteur de Fight Club (4)

Suite de notre entretien avec Chuck Palahniuk (4)…

Le conflit pour combattre le déni
Cette vision explosée de la société américaine renvoie à quelque chose de plus profond, une pensée creusant le réel en spirale et descendant doucement vers son enfance : « Mes parents se battaient constamment quand nous étions petits, j’ai un frère et deux sœurs, je suis le cadet. Nous avons oublié à quel point c’était dur à vivre quand nos parents se jetaient la vaisselle au visage, qu’ils se tapaient dessus en hurlant. La communication entre eux était devenue impossible, il n’y avait plus que cette violence déchaînée. Nous, les gosses, nous étions comme une petite équipe, nous devions nous occuper de nos parents pendant que nous grandissions. Comme nous n’étions pas doués pour les conflits, à chaque fois nous endossions le rôle de négociateurs de paix. Il fallait avant tout éviter qu’ils continuent à se crier dessus ». Cette expérience de la négation du mal-être, ce sentiment de frustration larvée qui existe chez tous ses héros, ne sortent effectivement pas de nulle part : « Pendant une certaine partie de ma jeunesse, je n’ai pas assumé la violence et le conflit en moi. Ce n’est qu’à partir de Fight Club que j’ai reconnu que le conflit n’était pas une mauvaise chose, que c’était en tout cas beaucoup mieux que le déni ».

Il illustre son propos avec une anecdote qu’il lui est arrivé l’année dernière : « J’étais invité à une fête de Noël chez des amis. Nous étions en train de jouer au Trivial Pursuit quand un couple marié commence à s’engueuler. Tout le monde dans la pièce s’est tu, les gens commençaient à regarder le sol ou le bout de leurs pieds. On aurait dit qu’ils étaient tous paralysés, anesthésiés par ce conflit. Moi je sentais au contraire une douce nostalgie m’envahir, comme si c’était un Noël de mon enfance. Mes parents se comportaient exactement de la même façon. En regardant ce couple se disputer je me disais « pourquoi le nier ? C’est ton enfance devant toi, la seule que tu as jamais eue ». J’étais nostalgique. Ca ne me dérange plus de regarder les gens hurler, ça me fait même du bien ».

Ecrire comme entrer en transe
Certains critiques littéraires tentent parfois de faire le distinguo entre une littérature qui placerait en avant l’Histoire et l’Imagination et une littérature qui tiendrait plus du Témoignage et de l’Intime. Comme s’il y avait une alternative et que nous n’étions pas en face de vases communicants.

La force de Palahniuk est dans ce mélange entre un imaginaire sans limites qui fait de ses livres des kaléidoscopes de cultures populaires difficilement classables (ils sont publiés par La Noire, Denoël&D’ailleurs et Folio SF) et une littérature intime et personnelle qui se dévoile à travers la récurrence de thèmes comme la solitude, l’absurdité, l’abstraction d’un monde de plus en plus artificiel. Malgré la dimension jubilatoire des récits de Palahniuk, l’écriture est un moyen pour lui d’explorer des angoisses et des peurs qui ne prennent pas uniquement racine dans le spectacle d’une société désincarnée mais aussi dans des traumatismes beaucoup plus archaïques.

Derrière les machines brillantes de ses livres, il y a bien le témoignage d’un homme inquiet : « L’écriture renvoie chez moi à des enjeux personnels. Écrire sur des sujets qui vous sont intimes vous donne l’énergie de continuer à écrire. La douleur, la colère, et tout ce qui se cache derrière l’intrigue, sont les véritables moteurs ». Cette vision de l’acte d’écrire est directement liée à cet atelier d’écriture dirigé par Tom Spanbauer, ce lieu où à 23 ans Palahniuk s’est mis à écrire : « Cet homme enseignait ce qu’il appelait « l’écriture limite ». Nous devions écrire sur certains aspects de nous-mêmes qui nous dérangeaient, nous déséquilibraient, nous humiliaient en quelque sorte. Ces choses que nous ne voulons pas regarder en face, ces monstres cachés que nous abritons ».

L’action d’écrire est un acte obsessionnel quasi compulsif mis en branle par des événements extérieurs. Pour Palahniuk, intimisme ne signifie pas pour Palahniuk narcissisme et encore moins nombrilisme : « Pour tous mes livres, ce sont les gens qui m’apportent leurs histoires. Je suis à une dîner ou à une fête et quelqu’un parle, l’air de rien, raconte une histoire drôle ou une anecdote qui lui est arrivé et d’un coup cela devient l’idée parfaite qui me fait réagir et me donne envie d’écrire. Si vous écoutez attentivement, les gens racontent constamment des histoires, vraies ou fausses d’ailleurs, et bien souvent ils racontent des histoires extraordinaires. La seule chose que j’ai à faire c’est de les coucher sur le papier ».

C’est bien l’extérieur qui réactive les problématiques personnelles de l’auteur. C’est en sortant de lui-même qu’il parvient à témoigner de ses drames passés. C’est ce mouvement circulaire, cet aller-retour qui donne sa profondeur aux livres de Palahniuk. Une fois la matière trouvée, l’ auteur « disparaît de la surface de la terre ». « J’écris mes livres en trois mois, parfois six semaines. Quand je commence à écrire, je ne fais plus que ça. Pendant des heures et des heures, jusqu’à ce que mon corps soit endolori et que mes mains me fassent mal. Je mange essentiellement de l’aspirine car la douleur est si intense, taper sur un clavier pendant seize heures d’affilée…L’obsession que vous ressentez en lisant le livre est bien celle de l’écriture. C’est comme une transe »

L’homme des bois et des livres
L’existence de Palahniuk semble d’ailleurs uniquement dédiée à l’écriture. Comme il le dit lui-même, il ne fait que cela. Il vit dans les campagnes boisées de l’Oregon à l’écart de Portland, la grande ville de la région. Il passe son temps dans les livres et dans les bois, un monde de papiers et de feuilles. «Avez-vous entendu parler de « l’environnementalisme mental » ? Il dit que de la même manière que la fumée pollue l’air, que le poison souille les rivières, les besoins et la publicité polluent nos cerveaux. Où que vous regardiez, vous êtes bombardés de slogans, d’offres promotionnelles, de musique. En vivant à la campagne, hors de la ville, uniquement entouré de ce que je désire – je ne veux pas de journaux, je ne veux pas qu’on pénètre mon monde, je ne veux pas de ces choses qui vont me distraire de mon travail –, je limite ainsi ce qui entre dans ma vie…C’est vrai que je vis comme un reclus, dans les bois, aussi loin que possible de tous ces messages dont je ne veux pas… Je n’ai pas la télévision car la télé c’est génial, c’est étonnant, divertissant. Tout est calculé pour vous accrocher, comme de l’héroïne. Je connais mes faiblesses, non merci, je ne veux pas de ça dans ma maison… »

Il fait des recherches, il lit tout ce qui lui tombe sous la main, plus de deux cents ouvrages par an, des nouvelles mais aussi des ouvrages de sociologie comme La Mise en scène de la vie quotidienne par Erving Goffman qu’il vient de terminer, des manuels de méthodologie d’enquête criminelle sur les incendies et les empoisonnements, des ouvrages d’écologie comme Fast-Food Nation qui traite de la biodiversité et du bouleversement des écosystèmes…

Il se promène dans la forêt, joue avec ses chiens. « Je fais des constructions avec des pierres comme mon grand-père. Je rapporte toujours des pierres quand je me promène, un peu comme Denny dans Choke. Quand des gens viennent chez moi et qu’ils voient ces constructions dans les bois qui ressemblent à des ruines, ils me demandent toujours « Il y avait quoi avant ? ». Ils pensent tous que ce sont des vestiges mais c’est juste moi ».

Le pire est à venir…
Le magicien n’est pas pour autant en ruine lui-même. Il médite déjà de rebondir sur un prochain thème : « Ces derniers temps j’ai beaucoup lu de Carl Jung, ainsi que des ouvrages bouddhistes. Je m’intéresse à ces personnes qui se font souffrir pour atteindre une révélation spirituelle. Je m’intéresse pas mal à l’anorexie qui est un vrai fléau dans mon pays. J’essaye de mettre ça en parallèle avec ces femmes qui s’infligeaient des mortifications, pratiquaient le jeûne et que la société considérait comme des mystiques.

Un siècle plus tard, ces personnes sont stigmatisées comme étant malades ou déséquilibrées. Les Hommes ont toujours trouvé différents moyens pour se torturer, se faire du mal afin d’atteindre une révélation spirituelle, un état extatique. Peut-être existe-t-il une certaine cohérence dans ce type de comportement ? Je ne sais pas. Mais l’essentiel de mon prochain livre parlera de ça. » On tremble, on rit déjà rien qu’en y pensant. Palahniuk n’est pas près de s’arrêter. Le pire est à venir.

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