Bruit de fond de Don DeLillo, Un monde de morts en sursis…

« Bruit de fond » de Don DeLillo nous montre comment dans le confort de notre monde moderne aseptisé et parfaitement organisé, une catastrophe peut ébranler en quelques secondes cette vie surprotégée, à un point inimaginable. Ce genre de chose n’arrive qu’à la télévision, provoquant une petit pic d’adrénaline par procuration et une certaine fascination morbide… Mais quand cela se produit « en vrai », comment réagir face à la menace et au « désordre » ? Tous les repères et l’illusion « d’être intouchable » basculent. Et c’est la conscience aigue voire intolérable de notre fragilité humaine et de notre fin inéluctable qui se réveillent pour nous hanter… Ecrit deux ans avant Tchernobyl et paru en 1984, date très orwellienne, ce roman aux accents d’anticipation à la fois technologique, biologique et psychologique, a reçu le National Book Award en 1985. Le réalisateur et scénariste américain Michael Almereyda, accompagné de son producteur Uri Singer de chez BB Films vient de prendre en 2016 une option pour son adaptation cinématographique après une première tentative avortée de Barry Sonnenfeld réalisateur de Men in Black en 2006.

« Le flot ne s’arrête jamais. Mots images, chiffres, faits, graphiques, statistiques, points, ondes, particules, taches. Seule une catastrophe peut attirer notre attention. Nous les désirons. Nous en avons besoin, nous dépendons d’elles ».

Dans une petite ville paisible du midwest, un professeur d’université (enseignant l’insolite matière d’Hitler que l’on pourra par la suite interpréter comme un étrange symbole), écoule une tranquille existence avec sa compagne, enseignante également et leur ribambelle d’enfants issus de leurs mariages précédents. Une petite routine comme peuvent en vivre tant d’habitants de l’Amérique profonde, rythmée par le bruit de fond des automobiles, des machines à laver, des slogans publicitaires et des cris d’enfants qui jouent… Mais étrangement ce quotidien d’apparence tranquille contient déjà en germe (par d’infimes détails) la peur que tente de refouler chacun des personnages, adultes et enfants, en s’accrochant à ses illusions et croyances.

Le pouvoir des morts résident dans le fait que nous pensons qu’ils peuvent nous voir sans arrêt. Les morts ont une présence. Y’a t’il un niveau d’énergie alimenté uniquement par les morts ? Ils sont aussi enfouis dans la terre, en train de dormir, de se désagréger. Peut-être ne sommes-nous que leurs rêves.

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La menace et la crainte de la mort viendront ensuite obscurcir et étouffer la vie insouciante du couple, au fil d’incidents, de révélations et d’examens médicaux. Ce faisant, il met indirectement en perspective notre impuissance à maîtriser notre environnement et la perversité du flot d’informations et de données fluctuantes qui nous assaillent et renforcent nos doutes, nos angoisses… et notre paranoïa : « La production d’informations terrifiantes est maintenant une industrie en elle-même. Diverses sociétés rivalisent pour voir jusqu’à quel point elles peuvent vous effrayer. » Il souligne dans un autre passage la volatilité de « la vérité » : « Nos connaissances changent tous les jours. Les gens aiment avoir leurs croyances confirmées (…). Le monde est bien plus compliqué pour les adultes que pour les enfants. Nous n’avons pas grandi avec toutes ces habitudes et toutes ces données qui chnagent sans arrêt. Un jour tout simplement elles étaient là. Donc les gens ont besoin d’être rassurés par quelqu’un qui possède l’autorité pour affirmer qu’une certaine manière de faire les choses est bonne ou mauvaise, en tout cas en ce moment. »

« C’est ce qui se trouve autour de vous, dans votre propre maison, qui aura votre peau tôt ou tard.« 

Dans ce roman polyphonique, DeLillo exhume des profondeurs nos peurs les plus primales et donnent à entendre leur résonnance camouflée par le bruit de fond de la vie quotidienne moderne et du consumérisme…
Mais lorsque le silence se fait, elles réapparaissent avec encore plus d’intensité.
Nous passons nos vies à les nier ou à « fuir le danger » comme le dit l’auteur. Mais elles sont là, tapies dans l’ombre et bien réelles.

Dans un style habile et subtile fait de digressions, de conversations et rebondissements aux ramifications foisonnantes, il parvient à restituer avec une acuité troublante la complexité d’une réalité dont nous ne saisissons souvent que la partie émergée… En démontant avec humour et gravité les clichés, obsessions et phobies qui hantent la classe moyenne américaine, Don DeLillo s’interroge aussi et surtout sur les méfaits de la surinformation conduisant inévitablement à la désinformation : « Ils savent quelque chose que nous ignorons. En période de crise, la vérité est ce que disent les autres. Aucune information n’est moins sûre que celle qu’on pense avoir. »

Bruit de fond est sans doute le roman de l’auteur le plus abondamment discuté par les universitaires et chercheurs, préfigurant son chef d’oeuvre Outremonde. Dans son analyse dense et éclatée de la société perçue et vécue à travers le prisme de l’image, des médias, du consumérisme, de la paranoïa, de la radioactivité ou de la médicalisation, tout se rejoint et converge, vers un point de tension extrême : la mort. A la lumière des évènements tragiques du 11 semtembre, le roman s’enrichit encore d’une nouvelle dimension et portée… Brillant et dérangeant. [Alexandra Galakof]

1 Commentaire

  1. comme Orwell, il grandit avec le temps, et est plein d’ironie sur la société américaine

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