La télé (réalité) ne cesse d’inspirer les auteurs : A mater ou à zapper ? (« Torturez l’artiste ! » de Joey Goebel, « L’œil de Caine » de Patrick Bauwen, « Cent mètres carrés » de François Henninger)

C’est à croire qu’il n’y a pas de salut hors la télévision ou la fameuse « industrie du divertissement » (l’entertainment américain) dans l’imaginaire des auteurs. Il ne se passe plus un mois sans qu’un roman ne sorte sur ce thème, quelque peu rabattu… Nous avions eu droit à la rentrée de septembre 2006 à une flopée d’ouvrages dans les coulisses du show biz avec notamment « Le script » de Rick Moody, « J’habite dans la télévision » de Chloé Delaume ou encore « A l’estomac » de Chuck Palahniuk… Précédemment Nicolas Fargues s’était aussi penché indirectement sur ce petit monde avec « One man show » ou encore Louis Lanher avec « Un pur roman« . Le plus réussi reste peut-être l’initiative de Tonino Benacquista avec « Saga » qui raconte le fabuleux destin de scénaristes foireux parvenant à écrire, contre toute attente, une série à succès au synopsis débridé. Récemment ce ne sont pas moins de 4 romans (dont Le reniement de Patrick Treboc d’Harold Cobert) qui s’attaquent, une fois de plus, à la satire des médias et jeux de télé-réalité. Stop ou encore ?

« Torturez l’artiste ! » de Joey Goebel revisite le thème de l’artiste maudit sous une forme moderne avec en filigrane la question de « Un vilain petit canard ou un coeur brisé est-il un artiste de génie en puissance ? ». La réponse semble être positive pour le romancier qui imagine comment un jeune homme « né sous une mauvaise étoile » subit une thérapie de choc pour décupler ses talents artistiques. Accumulant les désillusions, échecs sentimentaux et frustration, il transforme alors sa peine, moteur de son inspiration, en chefs d’œuvre : paroles/mélodies de chanson, scénario ou encore saison entière de série TV…

Une manœuvre orchestrée par Lipowitz, sorte de Citizen Kane des médias américains, qui décide à la fin de sa vie d’agir pour « voir l’échelle de valeurs du divertissement grand public se hisser vers l’art plutôt que le commercial » et assisté d’un coach un peu particulier (Harlan, ex musicien raté et critique aigri) dont la mission est de faire de la vie du jeune héros un enfer afin de stimuler en permanence sa créativité artistique selon le postulat « Un artiste n’est jamais meilleur que lorsqu’il est malheureux. ».
« La vie est injuste, surtout en ce qui te concerne. La seule consolation que je puisse t’offrir, c’est que les choses que tu créeras au sein de cette solitude et de cette souffrance survivront largement à ton désespoir et à notre cruauté. Les tourments que nous t’infligeons sont passagers, ton œuvre est éternelle. » Jusqu’au jour où le jeune cobaye découvrira la manipulation dont il est victime…

Sur fond de grands studios hollywoodiens et de majors du disque, le roman, qui se veut une satire humoristique, entend dénoncer une production culturelle -cinématographique, audiovisuelle ou musicale- en berne et sans âme, uniquement guidée par des fins commerciales. Telle sa critique des groupes musicaux formatés selon des techniques marketing : « Quand les groupes de rock ou de rap fades et incompréhensibles susmentionnés n’étaient pas diffusés, on avait droit à de nullissimes boys bands ou à des Jézabel en tenue légère, ni les uns ni les autres ne sachant jouer d’un instrument ou écrire leurs propres chansons. Ces pantins avaient été fabriqués par des maisons de disques (…), les pas de danse venant suppléer l’absence de talent musical. Quant au R&B, on ne pouvait plus le distinguer de la pop. Idem pour la country ».

Même si la thèse est largement rebattue, elle n’aura pas manqué de ravir les critiques qui sont en général dithyrambiques sur le jeune auteur. « Le bonheur écrit blanc », disait déjà Montherlant et l’idée de reprendre ce principe est plutôt originale et amusante. Pourtant, elle tend à rapidement s’essouffler pour finir par tourner en rond sur plus de 350 pages. Quant à la morale de l’histoire sur un air de « On ne peut pas fabriquer un artiste », elle apparaît bien mièvre tandis que les personnages ou certaines inventions du type l' »Art TV » (censée diffuser des toiles de maître sur fond de musique classique) versent dans la caricature. Les passages qui décrivent la misère affective et la solitude du héros sont toutefois assez émouvants et la plume de Goebel rappelle alors celle de Nick Hornby. Devrait être traduit en 2008 son premier roman, The anomalies, écrit un an avant Torturez l’artiste !, toujours aux éditions Héloïse d’Ormesson.

Extrait choisi « Torturez l’artiste ! » : « Ca ne devrait pas faire de différence mais le vendredi et le samedi soirs sont épouvantables. Parce que la solitude est amplifiée. Le mieux qu’on puisse faire c’est espérer qu’il existe quelqu’un comme vous quelque part, mais si c’est le cas, vous ne rencontrerez jamais cette personne parce qu’elle non plus ne sort pas. Donc vous vous retrouvez avec vos pensées, et vos pensées sont des gens vivants dans votre cerveau qui appellent et raccrochent et se prélassent comme des gardiens de la sécurité. Entre deux pensées, vous songez à ce qui se passe dehors. La fille de vos rêves est ravagée par un homme qui se fiche de tout. Le seul fait d’entendre sa voix vous rendrait heureux pendant une semaine mais il passe ses jours et ses nuits avec elle et s’en fiche. Quelquepart à l’autre bout de la ville on rit et on s’amuse et parfois ça ressemble à de la tendresse et de l’amour. Il y a des gens qui s’amusent bien, sans regarder leur montre, sans vouloir dormir. Le sommeil est la seule chose qui soit agréable. Le sommeil ressemble à une petite mort. Les petites heures du matin quand tout le monde dort sont les seules qui ne puent pas la solitude. Mais pour l’instant, il y a des couples, des gens amoureux, tout éveillés. Ils traînent. Ils traînent« .

L’œil de Caine de Patrick Bauwen nous entraîne, lui, dans les coulisses d’une émission de télé-réalité (comme c’est original !). Le principe ? Dix candidats sont embarqués pour vivre une semaine en commun et cachent chacun un secret qui sera à deviner. On trouve un panel de personnages : Elizabeth, la femme battue, Vector, le crack en informatique, Pearl, la star du porno, Lenny, le retraité homosexuel, Cameron, l’ancien flic, et surtout Karen Walch, chirurgienne réputée, et ex de Thomas Lincoln, médecin humanitaire radié, alcoolique, héros du roman. Au cours de leur transport, l’autocar est pris d’assaut sur la route de Las Vegas et prend feu. Débute alors une aventure inattendue où les survivants tentent, au milieu du désert, d’échapper à un dangereux psychopathe qui les va les éliminer progressivement, sous l’oeil de la caméra… Qui fait partie de ce spectacle sanglant ? Qui manipule qui ?
Imitant les codes des thrillers américains combinés aux rebondissements trash d’un Koh Lanta ou de la série « Lost » avec une touche de « Truman Show », ce premier roman d’un auteur de 37 ans (qui a écrit des scénarios de jeux de rôle pour le magazine Casus Belli) plaira sans doute aux adeptes du story-telling aux rouages bien huilés et des coups de théâtre à répétition.

Cent mètres carrés de François Henninger (publié chez Warum) est un roman graphique d’anticipation qui traite également d’une émission de télé-réalité au titre éponyme, sorte de Cluedo où les participants s’entretuent.
Mais celle-ci ne se contente plus d’imiter la réalité, elle la supplante au point de tout infiltrer. La réalité devient celle de la télé qui prime sur toute autre activité ou loisir. Les cerveaux sont vides, uniformes et l’ennui régne dans cet univers virtuel et factice, blanc presque transparent.
Rien n’a réellement de consistance ou de cohérence et tout n’est qu’illusion qu’il s’agisse d’un pont qui ne relie rien, un « projet de musée des projets avortés », de crèmes qui redonnent pour quelques heures l’apparence de la jeunesse à des corps usés, un hôtel détruit et reconstruit à l’identique, une adresse de domicile introuvable ou cette explosion qui n’explose pas ce qu’elle doit exploser, etc.

Dialogues, attitudes, gestes, réactions ne sont plus que des clichés et formules calqués sur la mécanique publicitaire. L’esthétique parfois abstraite du dessin (personnages sans visage, décor à peine esquissé, cases vides ou onomotapées…) traduit parfaitement l’effacement progressive de nos identités face à la toute puissance du divertissement. Une variation parfois surréaliste, kafkaïenne ou métaphysique sur les dérives possibles d’un monde gouverné par les écrans et l’image. Un personnage perdu dans sa baignoire se demande si la connerie est une forme d’intelligence ou inversement tandis qu’un autre essaie de faire des cendres avec sa cigarette comme Humphrey Bogart… (« ce qui est vachement difficile ») : Entre humour par l’absurde, fausses perspectives et mirages visuels, un ovni graphique qui imagine peut-être le pire de la télé finalement…
Le blog des éditions Warum

7 Commentaires

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  1. JOJO aime bien Warum et François Henninger en particulier.

    JJ

  2. Dans la même veine, citons aussi le "Scream Test" de Grégoire Hervier paru Au Diable Vauvert l’an dernier…

  3. Oui et quelle a été l’interprétation de "JOJO" sur cet album étonnant et troublant… ?? As tu lu le Goebel sinon ?

    Oui Philippe, voir par ici pr plus d’infos : buzz.litteraire.free.fr/d…

    Je viens de voir sur L’illettré un autre roman étrangement d’Echenoz qui met encore en scène le monde du show biz sous la forme d’un polar déjanté :

    Les Grandes Blondes de Jean Echenoz
    l’histoire d’un producteur d’émissions télé qui décide de réaliser une émission sur les "Grandes Blondes", créatures mythiques qui hantent le grand écran et les pages people. Malheureusement pour lui, il décide de s’intéresser au cas Gloria Stella, alias Gloire Abgrall, femme fatale qui disparut de la constellation des blondes, il y a de cela quelques années déjà, pour entrer dans l’anonymat après avoir laissé derrière elle deux quarante-cinq tours, un cadavre et plusieurs articles la concernant, s’étalant des pages people aux pages Justice. Et depuis, plus rien.

    A lire en intégralité sur l’Illetré :
    lillettre.blogspot.com/20…

  4. Dans le style "télé-réalité", il y avait également le controversé "Acide Sulfurique" d’Amélie Nothomb (2005.)

  5. Goebel, je me le suis fais piquer par un collègue… Bon buzz… Plus que "blanc" et "transparent", Warum est sur l’effacement, la désincarnation, la perte du corps et de la chair, finalement c’est une approche plus artistique, moins cynique, que houellebecq, sur une thématique voisine, le publique contaminant l’intime… blabla

    Bucolic JJ

    • Elike sur 25 juin 2008 à 17 h 03 min
    • Répondre

    Il y a aussi un blog à propos d’un roman apparemment sur le point de sortir en aout 2008 dont le titre sera "Blood Story", où un homme regarde en direct sa soeur qui participe à un jeu dans lequel sur dix participants un seul survivra.

    C’est sur:
    bloodstory2012.canalblog….

    • Sandrine sur 4 mars 2009 à 16 h 58 min
    • Répondre

    j’aime beaucoup cet auteur, alors merci d’en parler, cela me fait un parfait complément de ce que j’ai pu lire ici,
    http://www.laboiteasorties.com/2...

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