Le « monde du travail », source d’inspiration de la rentrée littéraire 2007 : « Open-space » de Joshua Ferris, « CV roman » de Thierry Beinstingel, « Portrait de l’écrivain en animal domestique » de Lydie Salvaire, etc

Le « roman de bureau » selon l’expression consacrée est devenu un genre à part entière en France depuis les succès de « 99 francs » de Frédéric Beigbeder, d' »Extension du domaine de la lutte » de Michel Houellebecq ou même du « Stupeur et tremblements » d’Amélie Nothomb. L’an passé, en 2006 c’était « Marge brute » de Laurent Quintreaux qui attirait l’attention ou encore le très bon « Les actifs corporels » de Bernard Mourad (qui vient de sortir en poche). C’est en effet un excellent sujet romanesque souvent très noir : une mine de désillusions, d’hypocrisie, de vide intellectuel, d’aliénation et de comédie sociale assez insupportable en particulier quand on a l’âme littéraire ou artistique… Des « violences en milieu tempéré » qui attisent l’inspiration des écrivains (et scénaristes), racontant le martyre du malheureux pion, rouage qui doit subir le rouleau compresseur de sa culture (d’entreprise), ses rites et ses codes obligés et autres non-sens parfois kafkaiens qui abondent. Bref l’entreprise vue du rayon littéraire rime souvent avec enfer ! En cette rentrée littéraire de septembre 2007, auteurs français et anglo-saxons s’attaquent de nouveau au monde du travail et à la précarité… Panorama :

Licenciements, administration ubuesque, pression patronale, rivalités entre petits chefs, harcèlement, mondialisation…, les sujets ne manquent pas et inspirent les romanciers qui, du coup, renouent avec une littérature aux accents naturaliste et engagée, chère aux détracteurs de la littérature intimiste. Le travail est rarement une source de fierté ou d’épanouissent mais plutôt un lieu anxiogène et oppressant pour les écrivains qui la fuient comme la peste.

Dans « Le stagiaire amoureux », Thierry Sorbier

On a aussi beaucoup parlé du « Portrait de l’écrivain en animal domestique » de Lydie Salvaire où un écrivain accepte de devenir l’hagiographe d’un grand patron (le roi du Hamburger), entre fascination pour cet homme brutal et inculte et auto-flagellation de devoir rédiger l’apologie de cet homme sans scrupules économiques… Sur le thème très faustien de la romancière désargentée qui a vendu son âme au Diable pour ne plus tirer le Diable par la queue, Lydie Salvaire frôlel’écueil de la caricature : « Tobold, le roi du hamburger, avait une influence proprement magnétique sur les femmes hystériques et leur âme exaltée au-delà de toute mesure. Car les femmes souffrant de cette maladie cherchent, dit-on, un maître devant lequel tordre leur âme exaltée au-delà de toute mesure jusqu’à ce qu’elle exhale une senteur de rose. Et avec Tobold, elles le trouvaient (le maître). »

Pour son premier roman, CV Roman, Thierry Beinstingel se sert de son expérience de conseiller « en mobilité de formation », joli titre ronflant qui cache une réalité moins engageante : celle de déculpabiliser les entreprises qui cherchent à se débarasser des éléments gênants en aidant les futurs licenciés à retrouver du travail : « Nous nous sentions creux, confie le narrateur. tout juste avions nous pu glaner les mots d’outplacement, outplacers, des metteurs en dehors, voilà ce que nous aurions pu être le temps de quelques mois, avant qu’une nouvelle mode linguistique vienne renouveler la formulation de notre nouveau métier. (…) Bref nous étions ici pour apprendre à mettre nos collègues dehors – nous préférions dire plus modestement : « aider à chercher du boulot ailleurs, donner un nouvel élan à leur vie professionnelle. » Il en tirre un roman (dernier volet d’une trilogie après « Central » et « Composants ») dont la trame repose sur l’idée que notre CV est le roman tronqué de notre vie. A travers son narrateur chargé de d’aider un salarié non qualifié à retrouver du travail, il se livre à des variations sociologiques sur nos CV : « C’est ce qui fait la force d’un CV : voir d’avance ce qui sera après ce qui fut fait, en un seul regard, sur une seule page. CV comme connaître sa voie. Retour à l’expérience. » ou encore : « CV comme conserver valeur de représentation. » CV roman, dont les chapitres reprennent les rubriques du CV (expérience, formation, loisirs, situation) expérimente une forme hybride mêlant la fiction et les « leçons de chose » ou encore morceaux de petites annonces et autres statistiques… Un collage de la réalité sociale sur un récit romanesque qui du coup d’en trouve un peu alourdi et perd de sa force. A signaler également que sur ce même propos, Clémence Boulouque avait aussi tenté d’écrire un roman dont le héros était un brillant chasseur de tête (métier qu’elle a également exercé) qui exerçait avec un certain cynisme clinique la chasse aux beaux CV (de très bonnes pages à ce sujet même si le roman se dégonfle ensuite en cours de route malheureusement…).

Le chomage est aussi le thème du roman de Charly Delwart, « Circuit » : Darius Brissen, jeune chômeur, accepte le jeu des aides au reclassement, sorte d’engagement formel à se « focaliser tout entier sur le nouvel horizon professionnel, avancer d’un pas ferme et décider sans jamais se retourner. Vers l’avenir palpable de Darius Brissen, le sien. GW, usine à fabriquer les Orphées modernes du travail. » Démarrant sur une situation romanesque originale (le jeune homme joue les imposteurs dans une entreprise où il a été pris par erreur pour une nouvelle recrue et s’intègre alors parmi ses collègues sans connaître sa fonction précise dans une veine très kafkaienne), le roman verse ensuite dans une critique plus convenue de la société du spectacle (l’entreprise en question étant un média). De sa plume minimaliste, Nicole Malinconi joue aussi avec les non-sens de la vie de bureau, dans son roman « Au bureau » (aux Éditions de l’Aube) et décortique, à l’occasion de l’annonce d’une restriction de personnel, ce lieu qui manque furieusement de vie justement, où l’on se croise, se salue, cohabite comme une «grande famille» qui n’en est pas une : « Grande famille, écrit Jean, ils ont beau dire grande famille, on ne se connaît même pas entre nous ; même pas tous ceux du bloc B. Ils peuvent bien nous rassembler une fois par an pour les vœux du président, ce jour-là on reste groupés par service ; au-delà des services on ne fait que s’observer. »

Avec « Ruptures », Gisèle Fournier cerne par petites touches successives le cynisme qui peut régner dans l’entreprise, la dureté du monde du travail et sa violence qui broie les acteurs de la vie économique. Elle choisit pour cela un angle original : celui d’un homme en rupture qui s’exile dans un village pour retaper une vieille bâtisse et dévoile peu à peu les raisons qui l’ont conduit à fuir l’effervescence du travail. C’est une histoire de scandale à l’amiante et de massacre économique qui éclatent alors et toute l’hypocrisie de sa fonction de « conseiller » qu’il occupait alors au coeur de cette affaire menaçant l’emploi de milliers de salariés. « Un jour, j’ai tout laissé tomber. Je ne pouvais plus, ne voulais plus voir le visage défait, le regard égaré de ces gars qui revenaient de la consultation. Certains d’ailleurs, malgré la douleur, n’allaient pas consulter, de peur du verdict, qui, peut-être, les attendait. » Pourtant le monde rural où il cherche refuge ne sera pas davantage accueillant. Avec ce docu-fiction, l’auteur creuse ici les désillusions d’un homme sur fond de classe ouvrière décimée, victime du « mépris de l’homme par l’homme ».

Dans « Tribulations d’un précaire », Ian Levinson ne donne pas tellement plus d’espoir en racontant ses propres mésaventures dans le monde des petits boulots précaires qu’il a été contraint d’effectuer alors qu’il était jeune diplômé de lettres. Un monde où l’on se « tue pour survivre ». Péchant par sa dimension moralisatrice, le roman offre tout de même une vision du marché du travail impitoyable à l’américaine.

Les amateurs de « 99 francs » seront peut-être intéressés par « Open-space » du new-yorkais Joshua Ferris qui a pour cadre une agence de publicité. Ce « pavé » retrace le quotidien d’une équipe de créateurs et de rédacteurs publicitaires dans les années 90. Avec un grand souci de réalisme (qui peut sembler pesant), il décrit non pas un univers clinquant mais plutôt celui d’une morosité économique qui fait tomber peu à peu les têtes et crée un climat d’angoisse alimenté par les rumeurs médisantes qui hantent les couloirs… Dressant une galerie de personnages typés, il étudie leur évolution comportementale au fil des évènements, leurs faiblesses, tactiques et autres bassesses pour tenter de conserver leur poste.

Quant aux fans de « Le diable s’habille en Prada », ils auront certainement la curiosité de découvrir « Fashion circus » qui plonge de nouveau dans les coulisses du milieu de la mode, théâtre de tous les coups bas et rivalités… Son héroïne est une jeune créatrice londonienne que l’on suit étape par étape dans le lancement de sa collection depuis sa création jusqu’au défilé. Un parcours semé d’embuches. Très documenté (coûts de fabrication, exigences de qualité, choix des tissus, influences, sous-traitance…), le récit prend cependant davantage des allures d’enquête journalistique que de roman.

9 Commentaires

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    • bartleby sur 14 novembre 2007 à 12 h 00 min
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    dans le meme genre "six mois au fond d’un bureau" d’un certain Laurent Laurent, je crois, si ma memoire est bonne… tout petit livre edite en poche chez Le Seuil… ça m’avait beaucoup fait rire,

    • bartleby sur 14 novembre 2007 à 12 h 03 min
    • Répondre

    y a aussi pour completer ça un essai d’un americain- qu’on trouve au rayon socio- "le travail sans qualite" de Richard Sennett,
    approche historique qui n’est pas denuee d’interet…

    • bartleby sur 14 novembre 2007 à 12 h 07 min
    • Répondre

    et en litterature plus classique mais denuee d’interet non plus, le "bartleby" de Melville…
    bon, apres, on pourrait en trouver encore des dizaines dans le meme genre…

  1. J’avais lu le truc de Laurent Laurent, j’avais pas trouvé ça mémorable (corinne maier l’a un peu laminé avec son "Bonjour paresse" que j’ai bp aimé en revanche).

    Il y a bp de petits bouquins sociétaux qui sortent en ce moment sur le monde du travail (et ses désillusions).

  2. Moi j’avais un blog qui s’appellait "Open Spaces" dans le temps.
    Je suis en train d’essayer de le retranscrire en roman.
    Faudra juste que je trouve un nouveau titre…

  3. Pour ceux que ça intéresse, j’ai écrit en 2005 un roman ayant pour décor l’entreprise : "Un monde parfait" chez Buchet-Chastel.
    Le "pitch"? La trajectoire d’un cadre moyen mis au placard dans une entreprise lambda et qui sombre peu à peu dans la folie. Pour faire écho à cet enfermement, il enferme lui aussi une femme de ménage dans le placard de sa chambre…

    Ci dessous un lien vers mon site perso, avec un extrait du roman et une revue de presse :
    philippelafitte.free.fr/u…

    Sinon, en 2006, j’avais particulièrement apprécié "Marge Brute" de Laurent Quintreau.
    Et je n’oublie pas, bien avant les 99 francs de Frédéric Beigbeder, "L’imprécateur" de René-Victor Pilhes, roman qui, dès 1965 (!) montrait le pouvoir écrasant des grandes multinationales sur les hommes. Prix Médicis à l’époque, je crois.

  4. Je confirme le commentaire du dessus : Un monde parfait est un roman
    INDISPENSABLE.

    (tous les romans de M. Lafitte sont de ce calibre, soit dit en passant. Par ici, j’en parle un peu :
    jiraicrachersurvosblogs.b…

    (bon, ça fait un peu fan de base, hein, mais tant pis).

  5. Décidément mon pauvre Lulu, t’as pas de chance avec tes blogs !
    Merci pr la référence supplémentaire. PS : j’ai corrigé la faute ds ton lien, AD…

    • Axel sur 22 novembre 2007 à 0 h 21 min
    • Répondre

    D’accord sur les références de base – je suis certaine que Les actifs corporels de Mourad sera un jour culte(en plus, vraie réflexion politique et écononomique contrairement aux histoires standards du "cadre-au-bout-du-rouleau")

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