Rock et littérature (Litrock) : Vrai genre littéraire ou (im)posture ? (2/2)

2e partie de notre article : La 3e catégorie de roman rock « les romans mêlant explicitement paroles/titres de chansons à leur prose », les réussites et la dérive actuelle, une revue littéraire rock (Minimum Rock’n roll), vers l’avènement d’une nouvelle génération de romans « musicaux »…

La troisième et dernière catégorie, qui prête plus particulièrement aux dérives, se compose des romans mêlant explicitement paroles/titres de chansons à leur prose. Les années 90 ont ainsi enfanté de quelques réussites tels que les incontournables « Moins que zéro » de Bret Easton Ellis (rock tant par son écriture à la fois séche et électrique mais aussi et surtout par l’omniprésence de la musique dans ses pages -rappelons que Bret Easton Ellis appartenait pendant ses études à l’université de Bennington, à un groupe de rock pour qui il écrivait des chansons-. Avec pour fond sonore différents groupes phares des années 80 rock et new Wave : Idol, Devo. Fleetwood Mac ou encore les Eagles… Les personnages fredonnent aussi souvent les paroles des titres à la mode et qui font bien sûr écho à leurs états d’âmes : « Tout droit dans les ténèbres, nous sommes allés droit dans les ténèbres, en franchissant la ligne, oui droit dans les ténèbres, droit dans la nuit…« ) tandis que Patrick Bateman fait tourner en boucle les Talking heads sur son CD.

Poppy Z. Brite s’affiche aussi en virtuose du genre avec ses romans « Ames perdues » ou encore « Sang d’encre », imprégnés de références à Robert Smith, le chanteur des Cure, Led Zeppelin que les héros écoutent dans leur vieille T-Bird ou encore les concerts donnés par les « Lost souls » (« La voix du chanteur était grave et onctueuse, aussi insidieuse qu’un cancer dans la gorge.« ), et marqué par l’esprit de révolte et anticonformiste de ces personnages en marge, à la sensibilité aiguë, en quête d’absolu.
Dans son deuxième roman à succès « Le livre de Joe » (paru en 2005 en France et bientôt adapté au cinéma), Jonathan Tropper, récent auteur de la nouvelle génération littéraire américaine, superpose avec fluidité, sur un principe de flash back, la passion de l’un de ses personnages (ado en 1986) pour Bruce Springsteen, aux différentes épreuves qu’il traverse avec les autres héros (la nostalgie des « glory days »…). Un procédé qui connaît son apothéose lors de la scène du suicide (et qui fait écho à la chanson de « Bobby Jean »). « On est en droit de s’inquiéter sur l’originalité de son existence lorsque celle-ci se voit résumée à la perfection dans les paroles d’un morceau de pop-rock. » constate avec stupeur le narrateur. Générationel mais efficace !

Haruki Murakami dépeint dans l’un de ses meilleurs romans (et l’un des plus rocks) « Danse, danse, danse », une très belle scène rock, celle où son héros, un publicitaire un peu paumé écoute dans sa voiture, avec une jeune adolescente (Yuki), des cassettes sous un paysage de neige, lors de son voyage à Sapporo. Il y a à la fois cette atmosphère onirique et un peu irréelle liée au paysage qui défile, la chaleur de la voiture, la vitesse et les liens qui se tissent peu à peu entre les deux personnages, la réticence qui s’estompe, la complicité qui s’installe entre cette gamine un peu sauvage et ce trentenaire marginal tous deux fans de rock, au son de David Bowie, Starship, Tomas Delby, Iggy Pop, Banana Rahm, Sam Cooke, Buddy Holly. Toute la nouvelle génération nippone est entrée dans son sillage, de Ryu Murakami à Wei hui en passant par Mian Mian (avec citations de groupes locaux)… Même démarche pour la nouvelle génération slave : de la russe Irina Denejkina (Vodka-Cola) à la polonaise Dorota Maslowska (Polococktail Party et qui vient de sortir « Tchatche ou crève » dans un style très slam).
Virginie Despentes qui a donné comme bande-son à « Baise-moi », l’album « Pretty on the inside » de Hole alias Courteney Love, et dont toute l’œuvre est parcourue de références rock ou de héros rockeurs (déchus), cultive aussi une écriture « pop », syncopée, nerveuse et directe qui flingue les conventions et invente une nouvelle esthétique à la fois brute et émouvante. Enfin son amie et consœur Ann Scott a aussi parfaitement entrelacé dans « Superstars » la violence du rock (Birds, Patti Smith, Bowie, Manson, Iggy pop, Rolling stones, New york dolls, les who… et aussi de la techno) aux sentiments exacerbés de ses personnages (qui évoluent d’ailleurs dans le milieu musical : clubbing). En 2002, Nina Bouraoui a aussi irrigué –assez poétiquement- « La vie heureuse » l’histoire d’une passion adolescente (et aussi de la découverte de son identité homosexuelle), de paroles et titres de musique de Dire Straits à Gainsbourg en passant par Flashdance sur un air de nostalgie eighties…

La dérive actuelle : Entre cache-misère et récup’ à tout va…
Malheureusement ce qui constituait une originalité il y a encore quelques années tend à devenir ces derniers temps (et tout particulièrement en cette rentrée littéraire 2008) un cache-misère visant à s’attribuer l’aura d’une grande figure du rock pour mieux pallier la faiblesse d’un style ou d’une intrigue… Non seulement on pratique le désormais classique name-dropping de paroles de chansons et de références musicales, en exergue des chapitres ou dans le texte, mais on va jusqu’à accompagner le roman d’une play-list (« New Wave » d’Ariel Kenig, « Samedi soir un DJ m’a sauvé la vie » de William Pierre, « Viens là que je te tue ma belle » de Boris Bergmann…) ou même carrément inclure le nom de l’artiste dans le titre du roman (« L’ami de Bono » de Jean Grégor, « Petit déjeuner avec Mick Jagger », « La faute à Mick Jagger » de Cyril Montana, « Keith-me » d’Amanda Sthers…), comme argument marketing.
On ne manque pas de préciser à la ronde que l’on ne peut pas écrire sans écouter « du rock à fond la caisse » comme Yann Moix. Même cette brave Amélie Nothomb s’y est mise en répétant qu’elle avait écrit « Journal d’une hirondelle » (un de ses plus mauvais crus du reste) au son de Radiohead.
On veut se donner un air cool, une aura…
Aujourd’hui, on assiste donc davantage à une récupération artificielle où la prose, le style et l’univers de l’écrivain se trouvent écrasés par son idole et n’en devient que le pâle prétexte. On verse dans la déclaration d’amour de fan transi, c’est mignon mais pas passionnant.
Quand le livre veut se faire album, il en perd toute sa substance littéraire et c’est dommage…
A l’inverse les musiciens passent du rock au papier comme Mathias Malzieu (chanteur de Dyonisos) avec « Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi » ou encore « La mécanique du coeur » avec un univers à la Tim Burton, des romans qui font écho à ses albums (« Monsters In Love » : Giant Jack est un personnage que l’on retrouve dans le livre et l’album).

A noter enfin la publication d’une revue littéraire décalée, coéditée par Castor Astral et Disco Babel, dédiée à ce genre baptisée « Minimum rock’n roll ». Cette revue annuelle explore sous forme de courtes fictions et/ou de comics, la culture rock, sa face cachée et les fantasmes qu’elle peut générer à travers ses codes et ses mythes (« Rock et voitures :Bagnoles, dragsters,et autoroutes de l’enfer », « Rock et lèvres : Lipstick, patins mouillés et gorges profondes »), à travers les délires « d’une poignée d’allumés, musiciens mythiques, rock critiques ou parfaits inconnus » (dont certains blogueurs !). Dans son 5e tome, elle se penche sur cet accessoire fétiche des lunettes noires (binocles, oeil de biche et verres fumés) arborés par les rock stars.
Cela inspire par exemple à Maylis de Kerangal un hommage aux lunettes rondes de John Lennon et aux garçon myopes en général tandis qu’Anna Rozen décide de porter des « shades » et écrit : »Donc j’ai mis des lunettes sombres pour regarder mon brillant avenir en face, sans pleurer de rire. » A noter également une participation illustrée de Charles Berberian.
Original et inventif mais à réserver aux fanatiques (comme le préconise d’ailleurs ses créateurs) sous peine de s’ennuyer un peu à la lecture…

Vers l’avènement d’une nouvelle génération de romans « musicaux »… qui cherche à convaincre
Dans le sillage de cette « litrock », s’annonce une « littérature hip hop » (ou « street littérature ») comme le revendique les éditions Sarbacanne à travers notamment leur collection Exprim’ avec des titres comme « Hip-Hop Connexion » de Karim Madani lu par le rappeur Oxmo Puccino.
Leur ligne éditoriale ? « Des romans ancrés autour de l’oralité et nourris de formes d’expression verbale comme le slam, le rap ou l’impro : toutes sortes de contes modernes, détournés, réadaptés, du récit surréaliste à la fable hip-hop.« , nous résumait son fondateur Tibo Bérard.
Pour l’instant aucun roman dans cet esprit n’a encore véritablement émergé. Mais qui sait ? Joy Sorman avait aussi tenté l’expérience du roman rap avec « Du bruit », mélange entre récit et essai autour du groupe rap NTM. Récemment Dorota Maslowska, la jeune auteur polonaise du succès d’édition « Polococktail Party » s’inscrit dans cette lignée avec son deuxième opus « Tchatche ou crève ». Une belle inventivité mais qui peut dérouter le lecteur « classique »… [Alexandra]

Retour à la première partie : l’Esprit rock, Comment le rock vient aux romans (et vice versa) ?, les romans « rock »par leur atmosphère, leurs thèmes ou leur style, les romans qui mettent directement en scène le milieu rock… »

A lire aussi : Interview de Denis Roulleau, auteur du « Dictionnaire raisonné de la littérature Rock » : « Le Rock est un matériau inépuisable »

5 Commentaires

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  1. Je me souviens bien du passage du Livre de Joe que tu cites, c’est tellement vrai en plus ! J’ai fait un billet sur ce bouquin la semaine dernière, tu l’as lu ?

    Merci pour la découverte de Minimum rock’n’roll que je ne connaissais pas. Je me demande quand même si je suis suffisament fanatique pour l’apprécier…

  2. A propos de la collection eXprim’ chez Sarbacane, une bande-son est placée au début de chaque roman. Enfin en tout cas, c’était le cas sur Je reviens de mourir d’Antoine Dole et il inclut notamment le morceau Milk de Garbage au détour d’un chapitre, ce qui passe très très bien.

    Par contre, même si je ne peux pas saquer Yann Moix, je le rejoins sur le fait que parfois on ne puisse écrire sans support musical. J’écris parfois en écoutant certains artistes ou albums très précis qui me mettent dans une ambiance qui permettent de maintenir un certain niveau d’émotion. Ce qui est nouveau, c’est qu’on le revendique plus pour la littérature.

    Tu évoques Poppy Z. Brite, Ames perdues ets un livre atroce destiné à faire frétiller les babybats et jeunes goths, mais on sent de suite chez elle l’influence d’une mouvance goth années 80 (l’omniprésence d’un groupe tel que Skinny Puppy par exemple) que je rapprocherai par exemple de la bédé The Crow de James O’Barr. Je ne sais pas si tu as déjà eu l’occase d’y jeter un oeil (voire deux), mais O’Barr a revendiqué à fond le fait d’avoir calqué le corps de son héros sur Iggy Pop et entre chaque chapitre, il parsème sa bédé des paroles de The Cure ou de groupes comme Christian Death.

  3. @Alexandra: alors qu’est-ce qu’une babybat. Selon la Crobard (voir leur livre sur les goths), elle est considérée comme l’une des dix plaies goths:

    "Pas tout à fait sorties de l’enfance, c’est avec délices qu’elles retrouvent les plaisirs du déguisement dans un milieu où c’est accepté comme un mode de vie. Jeunes lolitas en mal d’aventures, elles testent sans vergogne les joies du jeu de la séduction dans un milieu où un certain badinage n’est pas nécéssairement vécu comme une incitation. Espiègles, taquines et provocantes, elles affûtent leurs charmes avant de chercher l’homme de leur vie, plus tard et surtout, ailleurs."

    Sinon on peut toujours aller faire un tour sur l’excellent site de la Crobard, très complet sur le milieu 😀

    thecrobard.propagande.org…

  4. Merci Alexandra de m’avoir fait découvrir cette revue. Espérons que tu me portes autant chance que pour Stupre…

  5. Très bon article et très bonne analyse. Juste pour faire mon chieur, je ne suis pas tout à fait d’accord sur le « aucun roman dans cet esprit [littérature hip-hop)n’a encore véritablement émergé ». Je pense notamment aux bouquins de Rachid Santaki, « les anges s’habillent en caillera » et « des chiffres et des litres », très représentatifs de l’esprit rap, autant dans la forme marquée par le verlan, l’argot gitan et le rebeu, que dans le fond (ghettos, codes du « ter-ter »…)

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