« Mauvaise fille » et « Rien de grave » de Justine Lévy : Itinéraire d’une enfant cabossée

Justine Lévy, fille de Bernard-Henri Lévy, a été révélée en 2004 au grand public par son désormais fameux deuxième roman « Rien de grave », cri de détresse d’une jeune-femme quittée par son mari, entre réminiscences, deuil de son amour de jeunesse, blessures familiales, fuite (artificielle…) et affrontement d’une réalité trop douloureuse… Salué par la critique et les lecteurs pour son écriture « inventive », « brute » et « émouvante », le buzz (vendu à 110 000 exemplaires en moins d’un mois, traduit en anglais et allemand) dont a bénéficié l’ouvrage provient à l’origine de sa source d’inspiration (Carla Bruni, rebaptisée Terminator dans le livre, avait alors fait main basse sur son ex-mari Raphaël Enthoven). En 2008, l’opus à peu près oublié, connaissait d’ailleurs un regain d’intérêt, rattrapé par l’actualité de la première dame de France. « Nous avons vendu autant d’exemplaires en un mois que durant toute l’ année 2007: c’est-à-dire 15 000 exemplaires », dit-on au Livre de Poche, qui a dû procéder à des réimpressions. Très attendu son nouveau et troisième roman « Mauvaise fille » -sélectionné pour le Goncourt- a d’ores et déjà emballé la critique. Même Yann Moix, rarement tendre, en faisait l’éloge dans sa chronique pour Le Figaro (« Un monstre à deux têtes ») : « Ce livre, semblable à aucun autre et qui s’insinue durablement dans les veines, ce livre où le cancer est assimilé à un enfant et où l’enfant fait figure de cancer, est un des plus profonds, un des plus beaux que j’ai lus depuis longtemps. »
La mère, personnage omniprésent dans son œuvre depuis son premier roman « Le Rendez-vous » est de nouveau au cœur de son texte. Une mère mourante tandis que sa fille « (re)naît » mère : tout un symbole, entre la vie et la mort, les doutes et la culpabilité, que l’auteur explore ici. Un récit sensible mais encombré de quelques maladresses et règlements de compte pesants… :

« J’arrive du monde des vivants, j’ai de la pluie accrochée aux cils, j’embrasse maman, elle est brûlante. Ce qui me trouble, ce n’est pas son visage émacié, méconnaissable, c’est son odeur : avant, elle avait un parfum qui… changeait à mesure que l’on s’approchait, c’était comme un secret; maintenant, elle a une odeur. »

A travers cette autofiction, Justine Lévy aborde le délicat sujet de l’agonie de sa mère, Isabelle Doutreluigne un ancien mannequin, figure de proue des années 70 et 80, dernière femme surréaliste de la trempe d’une Gala, de Denise Lévy ou d’une beauté fatale surgissant d’un cadre de Man Ray. Elle nous conte un personnage romanesque comme on n’en fait plus : baroque, survoltée, instable et fantasque, d’une extrême beauté, incroyablement libre, muse de Newton, qui a pris tous les risques vitaux, en devenant alcoolique, droguée, délinquante, tolarde. Elle finit dans un dénuement total, rongée par un cancer indompté.
C’est le portrait de cette femme courageuse mais aussi femme indigne rebaptisée ici Alice, que Justine Lévy brosse. Son originalité tient au parallèle qu’elle tisse avec sa propre maternité alors que sa narratrice Louise, double d’elle-même attend son premier enfant.

Elle nous entraîne dans sa douleur existentielle : de ses doutes coupables sur la maternité à sa peur de détruire son enfant jusqu’à sa crainte d’être une mère inconsistante et son rapport à sa mère malade. Comment ne pas se sentir coupable en effet lorsque votre propre mère vous assène « qu’une petite fille ne peut pas être enceinte » ? Alice-Isabelle a pris conscience un peu tard de l’existence de Louise-Justine, au moment où celle ci prenait son envol. Deux chemins de femmes : d’une mère devenue une vieille petite fille et d’une petite fille qui a peur d’être une mère. Pour ne plus se gêner, pour ne pas craindre de remplacer quelqu’un, ne fallait-il pas finalement que l’une des deux disparaisse ?

On erre dans les souvenirs survolés de la relation quasi mythique de son père et de sa mère, de cet amour de jeunesse qui n’a pas duré mais qui l’a fait naître, jusqu’à la « relecture » des lettres qu’ils s‘écrivaient. Bien entendu, l’agonie de Alice-Isabelle est saisissante, il est très difficile de ne pas être chamboulée par quelques détails de cette autobiographie et les signes visibles de la maladie, s’installant peu à peu à vitesse grand V.

Le titre du roman « Mauvaise fille » me semble à mon avis une délicatesse pour ne pas accabler la mémoire de sa mère, une mauvaise mère qui s’est mal ou trop peu occupé d’elle, qui la désorientait plus que de raison, en la laissant jouer avec ses seringues à 6 ans, qui la laissait enfermée dans le noir alors qu’elle papotait, défoncée à mort avec ses copines à déblatérer sur les mecs, qui oubliait de l’emmener à l‘école. Elle dépeint une femme très belle, admirable – comme si la beauté excusait tout -, mais aussi asociale, illico presto virée de ses boulots, ou des amis chez qui elle squattait.

Deux écorchées vives
Au fil des pages on réalise que l’auteur nous décrit non pas la trajectoire d’une écorchée vive délinquante, mais bien de deux, sa mère et elle-même. A fleur de peau, coupables, forcément coupables. Coupables de quoi ? D’enfanter ? Oui, elle a sa manière bien à elle – et beaucoup de force pour parvenir à égratigner la figure intouchable de sa mère. Histoire d’en finir avec un passif douloureux. Histoire d’assumer, enfin, sa maternité. On peut effectivement se reconnaître dans ce portrait d’une enfant délaissée qui lutte aussi contre elle-même, contre ses peurs souterraines, contre à la fois cette tentation d’accompagner dignement sa maman jusqu’au bout et contre la culpabilité qui la ronge de se préserver des moments à elle avec son amoureux Pablo. J’ouvre ici une parenthèse : Je reproche un nombre incalculable de réflexions personnelles sur le milieu médical qui en prend pour son grade, comme si la préoccupation majeure des professeurs en médecine était de valoriser leur égo au détriment de la santé de leurs patients. Quoi qu’il en soit, ces remarques sur le personnage « Toubib » décrié au plus haut point, me semblent très injustes de la part d’un auteur nourri d’érudition qui ne manque pas de nous rappeler quelques pages plus loin et de façon bien sentie l’épineux et douloureux problème de l’euthanasie non autorisée en France. Ces observations, mises côte à côte de la part de Justine Lévy qui n’est pas, encore une fois, une écervelée, m’ont semblé maladroites et exagérées, par rapport à l’observation de départ, à savoir quelque chose comme Toubib dénigre complètement maman.

Une enfance destructrice
Dans ce récit émouvant et impudique, la narratrice vole beaucoup pour retenir sa maman qui la délaisse. Pour qu’elle la voie. Avale pas mal de somnifères, s’enivre dès 6 ans. Et puis parfois un excès de candeur qu’on ne peut reprocher vient distraire le récit : Justine Lévy déclare au monde qu’il est possible de tomber enceinte si l’on oublie sa pilule, (on comprend dès le début que la narratrice aurait subi quelques avortements, évoqué d’ailleurs dans « Rien de grave »).

Mais à mon sens, le message fort du roman est : l’instinct maternel n’existe pas. Cela fait de « Mauvaise fille » un roman très courageux, assumé. « J’ai cru qu’il suffisait d’être mère pour être une maman ». Au regard des déclarations d’amour pour sa mère qui foisonnent, – Maman est comparée à une héroïne –(Florence Aubenas), maman devient visible quand elle se fait l’amie des éclopés, maman est humilité qui refuse les passe droits, maman est généreuse qui donnait sa chemise pour plus malheureux qu’elle, Maman au front, hardie, téméraire, héroïne pleinement inconsciente du malheur qu’elle crée à sa fille, on imagine volontiers que ce n’est pas simple d’être la fille d’une telle personnalité. On sent que s’autoriser autant de compliments que de reproches lui « coûte » à la narratrice et la soulage en même temps. Il ne faut pas trop rouvrir les plaies. Justine Lévy intellectualise avec une ironie grinçante et une certaine légèreté, la scène de l’enterrement. La description de l’expression du visage décédé avant qu’il ne soit recouvert par le drap m’a fait froid dans le dos. L’égotisme alentours des gens qui ont un grade, un statut, en opposition avec Alice-maman qui se fiche superbement de sa notoriété, est incontestablement bien traduit. Comment oublier cette scène où sursoit la vanité du gynéco quand il pose son manuscrit sur le ventre de Justine ? Là c’est avec acidité qu’elle épingle les travers des relations humaines. Idem quand elle se retient de parler trop de son père, immuable, toujours là, généreux, capable de remuer ciel et terre pour éviter à Louise- Justine de trop souffrir..

Un essai sur la transmission ?
Avec ce troisième roman, Justine Lévy semble découvrir la vie, la loi générationnelle, la hiérarchie de l’existence. On a parfois envie de lui asséner ceci : oui, Justine, on vit, on procrée, on enseigne, on apprend, on meurt. Avec un nombre incalculable d’interrogations du genre « que signifie ce trafic de la vie et de la mort ? » ce livre ressemble par endroits à un essai sur la transmission. Sur ce qui n’est plus, sur ce qui reste à accomplir. Quelques digressions sur la peur de la perte face à la gloire du vivant. Lorsqu’elle retrouve le répertoire qui dit les élans, les fautes, les folies de ce qu’il reste de maman et de son itinéraire, elle le dit simplement, elle recompose fidèlement la vie de cette femme fracassée. Toujours un peu naïvement, un peu confusément, mais avec un amour fou, elle dresse un récapitulatif des rencontres, et des adresses pour que cela l’aide à vivre. A mieux vivre. A grandir donc..

La confession est sensible, ironique et impudique comme dans « Rendez vous » et « Rien de grave » que je n’avais pas du tout aimé. « Rien de grave » m’avais paru inepte, rangé dans un coin, trop ignoble, trop culotté, revanchard, et sot. Ici, je suis touchée mais très partagée : le style mitraillette se confirme et s’impose. Ponctué de « je me dis » ou « zut », ou « ben alors » un peu agaçants qui font penser qu’elle parle pour elle-même à voix haute, de façon très indirecte, dans un rythme soutenu, avec des phrases pas finies, des bouts imparfaits qui surchargent, des croquis cocasses, vite brossés, on dirait un brouillon de roman, un raccourci de roman. Cette accumulation de virgules avec ce point dont elle a décidé qu’il ne s’imposait jamais renforce ce sentiment de détails jetés en vrac, ce sentiment d’imperfection qui m’agace énormément. Et rend ma lecture pénible.
Je n’ai pas trop aimé le début, mais au fil des pages le roman gagne en intensité, on pénètre bien l’univers très marqué par la souffrance de son enfance.

Justine Lévy a choisi de faire le point sur sa propre vie, d’avancer, d’ajuster sa vison des choses entre ce qui est provisoire (sentiment d’amour) et ce qui est éternel (un enfant). Tant mieux. Mais à son masochisme violent, à son talent spirituel, à ce courage indéniable qui fait qu’elle ne se donne jamais le beau rôle, j’ai préfèré, dans un registre différent et plus analytique, les proses de « Un heureux événement » d’Eliette Abécassis et « Le bébé » de Marie Darrieussecq. [Laurence Biava]

A lire aussi : « Maman, j’écris ton nom… (La « mère » en littérature) »
et aussi… 7 écrivains élisent leur personnage de « marâtre » préféré en littérature

Extrait choisi de « Rien de grave » (qui aborde déjà la maladie de sa mère en filigrane) :
« J’ai pas pleuré le jour où il m’a quitté. J’en mourais d’envie, j’étais pleine de larmes à l’intérieur, noyée de larmes à l’intérieur, à l’intérieur je hurlais mais devant lui j’ai pas pleuré. J’ai pas pleuré non plus devant Maman. Elle n’était pas encore malade, ou elle ne le savait pas encore, mais elle était si mal, presque aussi mal que moi peut-être, elle l’aimait tant, pas comme moi mais elle l’aimait tant, elle non plus elle ne comprenait pas, alors elle est venue à la maison, elle m’a caressé longtemps les cheveux, elle m’a roulé un joint et je me suis endormie. Le lendemain matin, je l’ai appelé sur son portable. Ca y’est tu es parti, vraiment parti ? Oui ça y’est je suis vraiment parti. Il y avait tant de bonté dans sa voix, tant d’incrédulité aussi, il semblait avoir tant de mal à y croire lui-même, je sentais tant d’imploration dans sa façon de répéter je t’aime, je t’aime tant, pardonne-moi, pardonne-moi, pardonne-moi, que j’ai toujours pas pleuré et que je lui en ai même pas voulu. On est restés longtemps au téléphone sans se parler, nos respirations, nos cœurs qui battaient ensemble encore, sur le même rythme encore, encore un peu, oh s’il te plaît, un tout petit peu, comme deux siamois tout juste séparés, un dernier soupir, la fin. »

2 Commentaires

  1. C’est une belle dénonciation du système médical français et de ces grands professeurs des hôpitaux, souvent des gens assez affreux humainement. Il en faudrait encore d’autres, des livres comme celui-là. Il faut arrêter de penser qu’un médecin est bon, qu’une infirmière est toujours gentille, comme les profs n’aiment pas toujours leurs élèves, n’ont pas toujours la passion de leur métier, il en est de même pour le milieu médical. Malheureusement. Des saints, des génies, des escrocs, des sadiques, des idiots, et puis au milieu le gris.

  2. Justine Lévy est touchante dans son roman Mauvaise Fille que j’ai beaucoup aimé :

    Son succès est mérité, son écriture est émouvante. Ses doutes étalés au grand jour, sa culpabilité vaine, ses sautes d’humeurs qui nous font rire, tout est plaisant. J’ai lu le roman avec une rapidité éclair, il se lit facilement et c’est agréable, le style n’en est pas moins réussi.
    Une belle découverte qui donne envie de lire Rien de Grave.

Répondre à Rien de grave... Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.