« Ecrits fantômes » et « Cartographie des nuages » de David Mitchell : nouvelle génération anglo-saxonne

C’est en 2004, que l’anglais (et cosmopolite) David Mitchell, sélectionné en 2003 par le journal Granta comme l’un des meilleurs jeunes romanciers, est révélé en France avec la traduction d’Ecrits fantôme et consacré en 2007 avec Cartographie des nuages. Il est alors propulsé, aux côtés d’auteurs comme Mark Z. Danielewski ou James Flint comme représentant du renouveau de la littérature anglo-saxonne. Avec ses deux premiers livres, il impressionne avec une littérature transgenre (de la SF au fantastique en passant par l’historique) presque expérimentale. Entre la fresque romanesque et le recueil polyphonique, ils explorent de nouvelles formes narratives (notamment l’intertextualité et l’interconnexion de faits dans le temps et l’espace…) et des jeux sur le langage, les registres…, pour raconter (le déclin de) l’humanité à travers les âges et le monde:

David Mitchell présentait pour son premier roman, « Ecrits fantômes » une suite d’histoires apparemment autonomes mais interdépendantes dans le temps et l’espace. D’un texte à un autre, l’auteur jouait avec l’effet papillon entre un terroriste abandonné sur une île au Japon, un fan de jazz à Tokyo, un trader anglais en but au fantôme d’une petite fille à Hong-kong, une scientifique pour suivie par tous les services secrets de la planète, un trafiquant d’art à Saint-Pétersbourg et un esprit omnipotent perdu dans un cyberespace alternatif… Le tout appuyé par les dernière théories de la physique quantique, mêlant la « petite » histoire, celle de l’individu et la « grande », celle de l’humanité, son évolution à travers les époques. Avec sa galerie chorale de personnages réels ou virtuels, il évoluait avec virtuosité dans des univers diversifiés servis chaque fois par un style propre.

L’auteur a récidivé dans le genre avec « Cartographie des nuages », un opus composé de six récits allant du journal de voyage façon XIXe siècle, jusqu’à la plus pure science-fiction.
Comment ne pas y lire la trajectoire de tous les êtres humains participant unanimement d’un même destin, s’imposant malgré eux une résistance vaine pour échapper à leur destruction programmée ? Se dégage en premier lieu de ce roman proprement cinglé au sens le plus noble du terme, un sentiment de fresque historique absolutiste avec sa succession de variations scénaristiques, ce déboulé d’images fortes en accéléré, ces changements permanents de rhétorique.
On se sent emporté, emballé, bringuebalé, déboussolé, mais toujours fasciné par la force de ce récit, qui n’effectue qu’un aller retour savant sur lui-même, pivotant à la manière d’une toupie et qui, pour être précis, s’effectue à rebours, -comme on le verra plus loin-.

Le premier texte « le journal de la Traversée du pacifique d’Adam Ewing » donne immédiatement le ton en nous plongeant dans un récit historique à la Melville. Il nous raconte un voyage sous pavillon anglais, sillonnés par Henry, Molyneux, Boerhaave, Walker, Roederick, divers colons de tous bords, passagers clandestins, esclaves sombres. Un récit tout entier sous-tendu par l’exploitation du plus faible par le plus fort : « les esclaves plus sombres, plus sales, que leurs maîtres… », « empathie ou condamnation… », « le bourreau possédait une carrure de Goliath propre à intimider le plus barbare des pugilistes » préfigure les textes suivants : les reliefs et la distance entre la domination et la soumission, entre le bien et le mal. Si ce récit constitue un prologue efficace, on peut juste regretter son interruption brutale et en règle générale cette gymnique littéraire de l’auteur. La seconde partie fait l’effet d’un premier rebond, avec une seconde histoire, plus charnelle, plus vivace, où Mitchell décline un autre aspect de sa palette picturale littéraire. Il s’agit d’une correspondance entre Robert Frobisher et un certain Sixsmith. On y raconte principalement comment Forbisher le narrateur parvient à séduire la femme d’un certain Ayrs pour échapper à ses créanciers. De cette liaison, la première chose qui transparait est le prisme de la servitude, l’utilisation des uns par les autres : le narrateur n’avoue t-il pas lui-même – « bien sûr que je me suis servi d’elle comme elle s’est servie de moi », « notre liaison est de cette nature » .
De nouveau quelque peu égaré par la tournure finale de ces lettres (texte sur le jardinier qui tombe comme un cheveu sur la soupe, p 115) on se demande quel va être le lien avec l’histoire suivante… ou précédente (on comprend aussi à mots couverts que Frobisher raconte le voyage d’Adam Ewing). La troisième variation est en forme de délire parabolique, une allégorie. L’auteur utilise un fait qui doit servir à la démonstration d‘un autre ordre mais les couleurs qu’il emprunte ne change que la forme de son propos, pas le fond. En somme, le discours moraliste est sauf. Ceci étant, le procédé romanesque lasse. C’est le trip de Luisa Rey, journaliste d’investigation, lancée sur la piste d’un complot nucléaire. Le récit verse à pas lents vers le fantastique. Cette fiction est ponctuée d’invraisemblances et de revirements de situations abracadabrantesques, son seul intérêt réside dans la découverte du suicide du scientifique Sixsmith (de l’histoire précédente, tiens donc) et le fait d’apprendre que Luisa Rey, chargée d’enquêter sur cette ambiguë disparition n’est autre que la nièce de cette personne disparue…

Tout l’art elliptique de Mitchell apparaît bien là, flamboyant : reliés entre eux par un fil ténu, les héros flirtent à foison dans ces histoires à tiroirs, rattrapés par leurs injonctions personnelles : chaque vie alors devient l’écho d’une autre.
Dans « l’épouvantable calvaire de Timothy Cavendish », ce sont les déboires malheureux des Editions Cavendish, à la suite de la publication d’un manuscrit « Bourre-Pif », sujet à toutes les controverses, objet de toutes les tractations. Une satire du milieu : « les vautours de la culture », « les néo nazis l’achetèrent pour les généreuses doses de violence », « les ménagères du Worcertershire l’achetèrent parce que c’était une lecture épatante ». Dans ces exemples mettant en exergue la diversité du lectorat, et donc l’éclectisme des populations, l’auteur dissèque là encore le genre humain et ses classes sociales. Et après que l’éditeur ait reçu le manuscrit d’une certaine Luisa Rey, on notera encore que « du point de vue d’un geolier, une férocité accrue s’impose devant un prisonnier rétif… ». Puis voilà que sans crier gare, de manière inattendue, le roman plonge dans le fantastique. Un entretien improbable entre deux interlocuteurs semble sorti tout droit d’une autre galaxie. Il mêle les réponses d’une clone, une forme d’extra terrestre ou d’habitante d’une secte, punie pour avoir voulu échapper à la destinée de ses semblables. Ici, la démarche allégorique tend à étudier les cycles, les passages et dénonce la dictature, le pouvoir paroxystique des uns sur les autres. Et brocarder au passage les esprits scientistes ou sectaires. Dans ce récit d’une autre dimension, le langage « la corpocratie » est proprement dénaturé, les mots sont quasi incompréhensibles, inventés de toutes pièces : « j’étais trop entoxée » dit Sonmi–451, qui raconte ses mésaventures, « les factaires restent éveillés plus de 20 heures grâce au Savon ».

Par ailleurs, on retiendra que le dialogue n’est, encore une fois, envisagé que dans sa relation de dominant à dominé. Il en ressort que la religion dominante est le consumérisme et que les annonceurs se disputent le droit de projeter leur publicité sur la lune. Très bonne critique de la société de consommation (Beigbeder n’aura d’ailleurs pas manqué d’adouber ce roman en 2007, sur le plateau du Grand Journal). Le dernier récit est un dernier voyage dans le temps avant le fameux rebours, on dirait un lâcher prise, un grand saut final. Servi par une langue bouillonnante, un langage abrévié – on dirait par moment l’accent québecois revisité, le vocabulaire demeure approximatif et les réflexions curieuses. Cette confession originale donne à lire des passages décrivant la désolation d’un survivant contemplant l’apocalypse, comme une victime de catastrophes nucléaires telles que Tchernobyl.

Le lecteur saisi à la gorge alterne entre la fascination et le sentiment de perdre ses repères car l’originalité de cet opus se manifeste avant tout dans l’impression de devoir accepter se sentir débordé par ce qu’on lit. On adhère ou pas au mysticisme de l’auteur et de ce roman pessimiste que l’on pourrait rapprocher du film « 2001, Odyssée de l’espace ». Comme dans le film, cette Odyssée de l’espèce, en explorant de multiples pistes, semble se dérober sous la plume de l’auteur. Son roman lui appartient il encore ? N’est il pas dépassé par son imaginaire, emporté par ses propres démonstrations ? On peut se poser la question. Mitchell multiplie les ruptures temporelles, les ellipses, et on observe une certaine discontinuité entre les personnages, faite cependant de retrouvailles (le fil ténu). Le livre, parce qu’il est brillant, est un excès parce qu’il déborde le cadre courant de tous les genres. Oui, Mitchell, tel Ulysse voyageur initiatique, construit une fresque humaniste, qui est aussi un ouvrage de science-fiction, un poème surréaliste. Chaque pièce de ce puzzle gigantesque tend à démontrer la suprématie des rapports (de force) humains entre eux, leur faiblesse, leur force, leur latéralité et leurs tendances supposées inversées (le bien et le mal interchangeables).

Chaque pièce a pour but de nous alerter sur le déclin de nos civilisations, et le passage le plus probant est l’expérience de Sonmi-451 où l’individu, par le pouvoir de la religion, se révèle conditionné pour se détruire. « Cartographie des nuages », n’est pas non plus qu’un message global a-temporel sur notre passé, notre présent, notre futur avec les mêmes injonctions répétitives ! C’est avant tout un excellent titre –dont j’ai cherché la signification- par rapport à la représentation suggérée d’un univers stratosphérique macrocosmique : le tout, je crois, en comparant l’humain imbécile à un nuage, est de dire notre lâcheté. Les nuages vont et viennent, faisant la pluie et le beau temps sans que l’humain irresponsable ne puisse résilier le diktat naturel du nuage, ni interrompre sa course dans le temps et l’espace. Il est surtout moins risqué pour la conscience de lever les yeux vers le ciel pour le contempler plutôt que d’observer le marasme des continents et la bêtise humaine sur une mappemonde circulaire en mesurant notre faillite.

Avec sa construction tout en jeux de miroirs, symboles et symétries, David Mitchell utilise un procédé stylistique unique, perfectionné et épuré. Mitchell nous entraîne dans ce vertigineux voyage aussi ludique qu’haletant, fantastique qu’inquiétant.. Son univers romanesque et singulier en fait une forme de Jules Verne contemporain. Une magistrale démonstration de notre absurdité. [Laurence Biava]

6 Commentaires

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    • Métalleux sur 29 décembre 2009 à 14 h 17 min
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    Bon, je sais, c’est à suivre mais juste pour dire, "cartographie des nuages" est un excellent bouquin (le seul que j’ai lu de lui mais certainement pas le dernier). Une construction innovente et pertinente (en une sorte de compte-à-rebours inversé avec point d’orgue central, je sais, ça n’est pas très évocateur comme ça). Plusieurs temps (forts) traités chacun à sa façon (tant au niveau du style que de l’intrigue). Dire de ce mec qu’il est à suivre est tellement évident à la lecture de ce bouquin que ça en devient pléonasmique.

    • bimbo sur 30 décembre 2009 à 11 h 23 min
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    perso suis plus mitige sur l’auteur, ai lu aussi la cartographie des nuages mais il y a ce petit cote postmoderne (un peu post mortem finalement) qui devient fatiguant a force car trop previsible, c’est-a-dire un recit tres bien maitrise, vertigineux, elliptique, erudit… un truc de bon eleve… mais au final on ressent un manque… comme un manque de vie par exemple…?
    chronologiquement, j’ai rien lu de puissant et innovant – du point de vue postmoderne, puisqu’aucun reel courant ou mouvement litteraire n’a emerge depuis – depuis gombrowicz… autant dire que ça date

    • bimbo sur 30 décembre 2009 à 11 h 24 min
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    ps comme quoi il m’a guere marque, c’est ecrits fantomes que j’avais lu, pas la cartographie des nuages

    • Métalleux sur 30 décembre 2009 à 13 h 58 min
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    Aussi. Mais je ne ferai pas le parallèle entre ces auteurs. Avec la maison, on est face à un pur exercice de style(s). Qui, pour reprendre les termes de Bimbo (joie des pseudos d’internet) devient gonflant à la longue (surtout la partie du junky). L’histoire est sympa, certes, mais au final ne restent que les effets de manches… enfin, selon moi (et je ne suis pas une référence absolue non plus). En plus, quand on lit, comme moi, dans divers lieux (genre trains, bistrots etc.) c’est lourd à balader et on passe vite pour un fou à tourner le bouquin dans tous les sens, à sauter dix pages avant de revenir en arrière etc.

    • bimbo sur 31 décembre 2009 à 10 h 44 min
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    un bouquin maitrise au niveau du style mais egalement plein de vie et de fantaisie: "tout est illumine" de jonathan safran foer… une sorte de remix dejante de l’univers yiddish de bashevis singer… tres bon j’ai trouve… tres rafraichissant…

    ps: j’ai commence la maison des feuilles mais jamais fini, je sais pas, je dois pas etre sensible a ce genre d’experimentations quand elles sont jusqu’en boutistes… qui honnetement a lu O Revolutions? pour moi ça devient pur snobisme que de les avoir lus ce type d’ouvrages…

    • Métalleux sur 3 janvier 2010 à 20 h 32 min
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    Tout à fait d’accord avec Bimbo quant à Safran Foer mais pour "extrêmement fort et incroyablement près" en ce qui me concerne…

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