« La Vie est belle malgré tout » de Seth

« La Vie est belle malgré tout » de Seth, auteur emblématique du graphic novel indépendant américain aux côtés de ses collègues et amis Joe Matt (qui l’a d’ailleurs mis en scène dans d’hilarantes scènes de collectionnite régressive aigue dans « Strip-tease »), Chester Brown, Chris Ware (l’un de ses maîtres), Adrian Tomine et Charles Burns. Ce canadien, illustrateur du « New Yorker » et du « Washington Post », développe une œuvre autofictionnelle et introspective. Jusqu’en 1991, il se consacre essentiellement à l’écriture et au dessin de Palooka-Ville, sa grande série de bande dessinée, dont La Vie est belle malgré tout (It’s a Good Life if you don’t weaken en VO) représente cinq chapitres. Avec son titre qui semble faire un clin d’œil au film de Capra, il nous plonge dans un voyage onirique fait de réminiscences d’enfance et d’une quête presque impossible d’un mystérieux illustrateur d’antan…

« Si vous ne comprenez pas ce qu’est la nostalgie alors vous n’avez aucune chance de me comprendre.« 

Costume 3 pièces, pardessus, chapeau borsalino et petites lunettes rondes : c’est un drôle de personnage qui a quelque chose du désuet d’un Tintin dans sa tenue (Hergé, duquel on le rapproche d’ailleurs pour son style « ligne claire » fait partie des références de l’auteur qui l’évoque dans l’album). Une élégance surannée d’un autre temps… A l’image du style graphique de ce livre et de son héros, double non dissimulé de l’auteur. Ce narrateur qui se présente et nous confie ses souvenirs est en effet singulier ! Et pas seulement par ses vêtements. Hanté par son enfance qu’il n’a de cesse de se remémorer dans le moindre détail, il cultive de façon générale un goût pour le passé qui lui semble tellement plus authentique et charmant. La nostalgie d’un temps, les fifties qu’il n’a pas connu et qu’il rêve davantage finalement, des vieilles pierres, vieux bibelots, d’un paysage d’autrefois, d’une maison abandonnée…
Et plus particulièrement d’anciens comics trips qu’il collectionne en écumant bouquinistes et bibliothèques.
Il nous raconte la naissance de sa passion (presque fétichiste) pour la bande dessinée depuis tout petit et comment elle a ensuite infusé et guidé toute sa vie. On pense ici à des auteurs tel que Nick Hornby qui ne cesse d’établir des parallèles entre une chanson pop rock et un épisode de leur vie (ou au Seymour de Ghost world signé Clowes).
De la même façon Seth « compare sans cesse les évènements de sa vie courante à des scènes de BD » nous apprend-il. Tout au long du récit, il illustre cette tendance par quelques anecdotes touchantes comme celle de Snoopy de Charlie Brown pour la neige ou de Tintin pour le train. Anecdotes apparemment triviales « rien de bien profond » mais qui peuvent marquer pour toujours. On sourit en les lisant. Un phénomène d’identification que tout le monde a pu expérimenter : ce qui est ancré profondément en nous a souvent ses racines dans l’enfance, âge « éponge » où nous imprimons durablement sensations et émotions qui influeront ensuite toute notre vie notre perception des choses et des évènements. Il y a une grande justesse dans ses réflexions qu’il livre avec simplicité.

Il évoque aussi comment son œil, sa sensibilité se sont formées à l’aide de toutes ces BD qui ont finalement contribué à faire son éducation.
Alors qu’il rend visite à sa mère et son frère (un peu attardé…), il restitue avec acuité l’ambiance de la maison familiale lorsqu’on y revient adulte, la chaleur du foyer domestique où le temps semble s’être arrêté, l’attachement à sa mère et à son frère aussi agaçant ou pathétique soient-ils. Une certaine volupté de calme et de temps paisible.
Ses souvenirs affluent alors de plus belle sous forme de métaphores, à la faveur du trajet en train qui le ramène chez lui : « (…) Je devais avoir 5 ans ou un truc comme ça. Il paraît que j’aimais bien m’enfermer dans des boîtes en carton. C’était comme un espace clos, confiné, sans danger. L’appartement de ma mère ressemble à ces boîtes en carton… »
A la faveur de longues et vives discussions avec son ami Chet (Brown), autre célèbre dessinateur, il dévoile ses obsessions, enthousiasmes, son caractère de ce que l’on appellerait aujourd’hui « adulescent régressif » mais aussi, la volonté de cultiver son style, sa différence en somme, loin des préjugés et des normes même si cela lui a valu des moqueries dans son adolescence.
Il s’ausculte avec lucidité, se reconnaissant un caractère sans concession, sa recherche d’absolu chez les gens comme dans la vie, souvent déçue ou frustrée qui lui laisse un goût amer et le rend solitaire, son art de l’esquive des ennuis, sa fragilité… Mais aussi sa difficulté à s’engager amoureusement, ses échecs sentimentaux. Une vague histoire d’amour surgira d’ailleurs au détour d’une allée de bibliothèque mais sans réel investissement de sa part encore une fois… Cette jeune-femme lui reprochera d’ailleurs ses positions rétrogrades et son manque de modernité !
S’il est conscient de toutes ses petites névroses, il ne cherche nullement à les éradiquer mais au contraire semble vouloir les cultiver… Même si elles le dépriment.

« La vie n’est pas qu’une succession de bonnes ou mauvaises décisions. Il faut tirer son épingle du jeu. C’est pas si simple. »

Un spleen vaporeux baigne ses pages animées par la quête obsessionnelle d’un dessinateur méconnu, Kalo, dont il admire les illustrations parues dans de vieux numéros du New-Yorker. Quête prétexte (et miroir, fidèle à son penchant de projection dans la fiction) presque irréelle qui le renvoie à sa propre destinée et carrière. Cette (en)quête en forme d’impasse et de fuite existentielle rappelle les romans de Paul Auster, la Cité de verre plus particulièrement tant par son thème que par son atmosphère. « Je me suis dit récemment que je perdais mon temps avec Kalo. C’est une chimère. Une passade insignifiante. »

A la façon d’une Mrs Dalloway de Virginia Woolf, sa voix, ses réflexions, son drôle de petit monde intérieur, se dévoilent au gré de ses pérégrinations dans les rues enneigées de Londres ou d’Ontario, les forêts et les lacs canadiens. Par associations d’idées, comme sur le divan d’un psy, un souvenir en entraîne un autre, au gré de sa déambulation. Un procédé qui fonctionne bien même s’il peut aussi s’avérer parfois artificiel voire ennuyeux.
Une belle promenade hivernale mélancolique et poétique, un voyage urbain dans le temps, la nostalgie, l’enfance qui nous emporte, nous berce presque. Indéniablement la force première de l’ouvrage est son atmosphère cotonneuse et onirique (cf : la scène de la patinoire ou le rêve du cerf-volant) qui nous enveloppe par ses mots et ses images, comme dans un roman de Murakami. Régne aussi un certain romantisme, dans son attachement à un certain idéal, art de vie aussi irréaliste soit-il. « Ce qui fonctionne le mieux en matière [d’autofiction], ce sont les histoires qui reposent sur le moins d’éléments tangibles, mais sur des souvenirs, des rêves, des émotions… » analysait l’auteur*.
C’est encore la vie tranquille dans les cafés avec Chet, les parties de cartes en fumant des cigarettes en sachant prendre voire perdre son temps avec une insouciance toute enfantine. Une douce monotonie rassurante.

Servi par une envoutante bichromie noire et bleutée, un trait élégant qui évoque celui de Dupuis-Berberian, Avril et Stanislas (auquel certains ont pu reprocher une certaine froideur), il capte ces petites choses que l’on enfouit sans plus y penser, il s’emploie à les déterrer, les débusquer, les faire resurgir et les contempler avec fascination pour en découvrir les sens cachés. Il y a quelque chose des tropismes (et d’Enfance) de Nathalie Sarraute chez Seth. Une hypersensibilité et subtilité qu’il démontre tant dans les silences des paysages, des scènes de passants ou lors de ses confidences. En conclusion, citons ce joli résumé d’un critique : « On chemine dans « La Vie est belle malgré tout » comme dans un palais des glaces, où défilent sans cesse des facettes iridescentes et éphémères d’un même personnage, jusqu’à ce que se dessine une esquisse à peu près juste de la personne entière derrière tous ces reflets. » [Alexandra Galakof]

*Paroles de l’auteur Seth:
« Dans La vie est belle, j’ai essayé de raconter une histoire à un rythme relativement lent qui tranche avec celui qu’on rencontre habituellement en bande dessinée. Autrefois, les auteurs disposaient généralement d’une petite poignée de pages pour raconter un récit complet (je parle surtout des comics américains), souvent pas plus de 7 à 8 pages. Cela leur imposait donc de condenser l’histoire à ses éléments les plus importants, et de les concentrer dans cet espace limité. Pour ma part, je voulais raconter mon histoire au rythme et sur la longueur qu’elle me semblait nécessiter, sans m’inquiéter de l’avancement de l’action. Cela m’a permis d’utiliser des séquences muettes, là où elles me paraissaient utiles. J’ai beaucoup utilisé la juxtaposition d’images silencieuses sur plusieurs pages comme un temps de repos, de respiration dans le récit permettant au lecteur d’avoir un moment pour s’imprégner de l’essence de ce qui est relaté. Le silence a été, en général, sous-utilisé en bande dessinée (notamment en raison de l’espace restreint offert aux auteurs pour s’exprimer). J’ai souhaité intégrer ce silence dans mon travail car c’est un élément important de la vie quotidienne de chacun d’entre nous.

Pour ce qui est de la narration proprement dite, je pense avoir trouvé une méthode satisfaisante pour exprimer les pensées des personnages sans recourir au procédé traditionnel de la « bulle » (mécanisme que j’ai toujours jugé peu maniable). Pour l’essentiel, j’aime utiliser les dialogues pour mener à bien mes histoires. Mais il faut souvent avoir recours à toute la profondeur de la narration pour permettre à un style d’écriture particulier tel que le monologue intérieur, de se déployer. J’ai senti que pour raconter des histoires s’articulant autour de ma vie, je serais forcé d’éviter tout excès de mélodrame, que je serais en mesure de présenter les événements plus sereinement, empreintes d’une espèce d’accent de vérité. » (extrait interview Du9.org)

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