« Je ne t’ai jamais aimé » de Chester Brown, Scènes poétiques de la vie enfantine et adolescente

« Je ne t’ai jamais aimé » (I never like you)de Chester Brown (ainsi que Le playboy), deux de ses albums indispensables se sont vus traduire en français sous l’impulsion de Dupuy et Berbérian, inaugurant la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes, à la suite de Seth. Chester Brown, aux côtés de Seth et Joe Matt ses deux confrères et amis canadiens, fait partie des auteurs majeurs du « graphic novel » indé des années 90. Considérés comme référence du genre autobiographique et de l’introspection, ils ont largement contribué à le renouveler en y apportant des petits chef d’œuvres de sensibilité et de retenue unanimement reconnus et influence de toute la nouvelle génération. Initialement publié dans Yummi fur en 1983, le comics auto-édité de l’auteur, puis repris en recueil par l’éditeur canadien Drawn and Quatterly, il vient d’être ré-édité en France aux éditions Delcourt dans la nouvelle collection Outsider dirigée par Vincent Bernière (mai 2010). Chester Brown se démarque par son esthétique poétique et épurée gommant tout accent mélodramatique d’où une sensation parfois étrange d’impassibilité. Il revient ainsi sur son enfance et adolescence sur un ton neutre en apparence mais pourtant poignant :

Quel est ton rêve le plus secret ?
– J’sais pas, voler comme un oiseau peut-être.
« 

« Je ne t’ai jamais aimé » est un ouvrage autobiographique plutôt énigmatique. Plutôt que de nous raconter, l’auteur prend le parti de montrer quelques scènes choisies de son enfance puis de son adolescence, à proximité de Montréal. En famille avec sa mère fragile psychiquement, son petit frère et surtout avec ses voisines dont la petite soeur Carrie qui l’aime « en secret » et bien sûr à l’école, au collège où les frictions, relations, premiers émois avec la plantureuse Sky ne sont pas toujours faciles.
Il met en exergue certains détails, petits gestes, actes du quotidien apparemment anodins mais qui sont bien plus révélateurs qu’il n’y paraît au premier coup d’oeil, de ceux qui marquent notre inconscient pour leur sens caché ou qui nous ébranlent discrètement mais profondément : du jeu de cache-cache qui donne lieu à des conversations privilégiées enfouies dans un champ de blé au lavage de la vaisselle, la lecture de BD à la bibliothèque, l’écoute de disques de Bowie dans sa chambre allongés sur le lit les yeux rêveurs au plafond, la neige qui tombe, les trajets de l’école à la maison, jusqu’aux brimades des autres garçons lourds et brutaux.

Il dessine par petites touches les relations qui se tissent avec les uns et les autres, surtout les filles avec qui il se sent a priori plus proches et auprès de qui il a un certain succès. Ce sont aussi les premiers fantasmes, les premiers troubles mêlés encore à l’innocence sur le corps féminin…
La gêne, la honte, l’incompréhension, le déni, l’évolution progressive de l’enfance à l’adolescence, tout le mystère de l’apprentissage des relations humaines et amoureuses…, tout ceci peut-être symbolisé par les luttes maladroites des corps, un jeu récurrent dans le livre (qui illustre d’ailleurs la couverture américaine de l’album). Entre danse et enlacement brutal, prétexte au rapprochement intime tout en s’en défendant, s’en débattant, toutes les contradictions qui agitent alors cet âge difficile où l’on se cherche tout en cherchant l’autre…

Il y a beaucoup d’ambiguïté dans ses pages, on ne sait pas toujours comment interpréter les réactions, sentiments, paroles, remarques du narrateur mais également des personnages qui l’entourent. Entre gravité et humour, il explore l’inconscient. Ainsi le titre même de l’album cristallise sans doute ce questionnement qui ne quitte pas à sa lecture. Il est extrait d’une réplique de la petite Carrie. Pourquoi avoir choisi d’en faire le titre de son ouvrage alors que Carrie ne l’intéresse apparemment pas vraiment (bien qu’une grande complicité les lie) et que ses sentiments (ou du moins attirance ?) le portent sur Sky, une de ses camarades de classe à la poitrine proéminente. En y réfléchissant, on se dit que c’est peut-être le fond du problème du jeune Chester, son inaptitude à aimer ou du moins à exprimer ses sentiments vis à vis de Sky à laquelle il n’arrive pas à dire « Je t’aime » ou encore à lui montrer mais aussi vis à vis de sa mère comme lors de l’une des dernières scènes poignantes où elle se meurt à l’hôpital. Lors de la scène du dessin de l’oiseau et du squelette pour Sky, on peut comprendre que ce jeune s’exprime mieux à travers le dessin qu’à travers des mots ou de grands discours. Ce qui n’est pas pour autant une preuve d’insensibilité comme semblent lui reprocher en sourdine son entourage.

Beaucoup de non-dits dans ce livre, d’émotions, de sensations, de violence souterraines entre ses cases noires et blanches disséminées irrégulièrement sur les pages, avec parfois une seule vignette se détachant d’un fond noir*, des scènes muettes isolées… Un procédé graphique qui renforce l’impact émotionnel de certaines situations ou encore le vide, la solitude des personnages. Un découpage original et percutant tout en finesse et subtilité.

Le personnage de sa mère a priori schizophrène et dépressive sans que cela ne soit clairement indiqué (il a écrit “Ma mère était schizophrène”, un brillant essai qui balaye nombre d’idées reçues à propos de la dépression) est aussi particulièrement marquant. Personnage émouvant et inquiétant, qui fait parfois pitié, parfois peur. On sent un immense amour envers ses enfants qu’elle ne sait pas toujours exprimer, entre excès et maladresses. Chester ne sait pas lui montrer qu’il l’aime et on souffre pour cette femme que l’on devine complexée physiquement à travers ses remarques sur sa poitrine, ses cheveux…, qui se sent délaissée. Femme pieuse allant à la messe le dimanche et tentant d’y traîner ses enfants (on se souvient que la mère de Joe Matt était aussi une grenouille de bénitier, ce qui donne lieu à des planches d’église hilarantes dans son album !).

L’auteur nous immerge dans sa propre subjectivité en signant un récit étrange tout en ombres et lumières, doux-amer, où flotte un parfum de nostalgie 70’s, porté par un personnage singulier et attachant. [Alexandra Galakof]


A lire aussi: la chronique sur « Clumsy » de Jeffrey Brown : Découverte amoureuse tendre et maladroite…

ainsi que la chronique analyse de « La Vie est belle malgré tout » de Seth

*A propos de l’usage particulier des cases, Chester Brown a expliqué dans une interview : « Je n’aimais pas dessiner sur de grandes feuilles disposées sur une table à dessin. Mon bras se fatiguait à force de dessiner sur le haut des pages au sommet de la table. L’un des avantages de cette technique où les cases sont dessinées séparément tient en effet de la facilité à restructurer le récit.« 

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