« Le monde selon Garp » de John Irving: C’est l’histoire d’un story-teller…

« Le monde selon Garp » de John Irving, publié en 1978 en France, lauréat du National Book Award après trois premiers romans passés relativement inaperçus, révéla son auteur au grand public et inaugura une série de best-sellers (« L’Hôtel New-Hampshire », « L’œuvre de Dieu, la part du Diable » ou encore « Un prière pour Owen »). Dans ce roman culte des années 80, le célèbre story-teller, grand lecteur de Dickens passé par les cours de creative writing de l’Iowa, pose les jalons de ce qui fera son succès : des romans tragicomiques foisonnants sur plusieurs décennies, où le loufoque côtoie l’introspection et les réflexions de société, et où s’enchaînent les péripéties rocambolesques servies par une galerie de personnages hauts en couleurs. Le destin hors du commun de Garp, tel un Forrest Gump d’avant l’heure, adapté au cinéma en 1983 avec Robin Williams dans le rôle titre, aura ainsi enthousiasmé toute une génération de lecteurs restés fidèles à l’auteur, malgré quelques romans récents jugés plus décevants. Retour sur les raisons de son succès :

La « brève et merveilleuse vie » d’un certain Garp…
Il était une fois, dans les années 40, une infirmière américaine dénommée Jenny Fields Contrairement à l’adage « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », cette jeune-femme obstinée à l’esprit indépendant est bien décidée à ne pas se laisser passer la bague au doigt et à s’encombrer d’un homme et de sa sexualité envahissante. Précurseur du modèle « Elle a fait un enfant toute seule », elle utilisera une méthode de procréation audacieuse dont on préservera la teneur au lecteur qui ne l’aurait encore lu. Ainsi naquit « Garp », du nom de son infortuné père dont il ne saura jamais rien et qui pour tout prénom hérita de deux initiales, S.T, à la signification tout aussi drolatique.

De son éducation (aussi bien scolaire que sexuelle) dans une prestigieuse institution de la Nouvelle Angleterre, couvée par sa mère qui y travaille, à sa prise d’indépendance et la naissance de sa vocation d’écrivain lors d’un séjour à Vienne en passant par son mariage, on suit son destin assez extraordinaire, passant du rôle de fils à celui de mari, de père (au foyer), d’amant, d’écrivain (en proie aux affres de la création) ou encore de mentor et d’entraîneur de lutte (sa passion de jeunesse).
De « Pigeonneau- Maigre » à « Ragout-gras »… : ils croiseront une galerie de personnages tous plus pittoresques (voire grotesques) les uns que les autres qui viendront tour à tour pimenter leurs péripéties.
A travers les destins liés de cette mère et de son fils, aux rapports tendres et orageux, Irving brasse différents thèmes, de la filiation à la construction de l’identité…, et revisite l’Histoire américaine sur près de 50 ans. A la façon d’une biographie mi-parodique, mi-sérieuse, le roman qui se veut total, mêle, plus ou moins habilement différents genres : campus novel, intimiste, marivaudage, comédie, drame familial, satire politico-sociale et même meurtre, allant jusqu’à incorporer d’autres histoires en parallèle, celles des livres du héros écrivain.

Du féminisme à la concupiscence jusqu’à l’abstinence…
Rédigé en pleine « révolution sexuelle » (où la « new-yorkaise divorcée » faisait encore froncer les sourcils des gouverneurs conservateurs !) et émancipation de la femme, Irving fait du personnage de Jenny Field une icône du féminisme et l’archétype de la femme américaine en quête d’indépendance, qui veut s’instruire, travailler et ne dépendre de personne… Et surtout pas d’un homme que ce soit son riche père ou d’un quelconque mari !
A travers cette femme-maîtresse qui connaîtra la gloire, il s’en prend à la concupiscence des hommes, un des thèmes majeurs du roman en forme de réquisitoire à charge contre les « mâles dominants » prédateurs sexuels.
En effet, cette infirmière « sexuellement suspecte » comme elle se qualifie, refuse la sexualité et ne comprend pas les pulsions masculines (sa particularité aura été interprétée plus tard comme une forme d’asexualité). En particulier celles de son fils qui, à son opposé, est très actif dans le domaine : des prostitués viennoises à son épouse (les mentions à leur vie sexuelle ne manque pas !) jusqu’aux baby-sitters et autres voisines sur lesquelles il fantasme…
Pour autant, ses instincts sexuels constituent toujours une gêne pour le héros qui ne les assume pas. Une culpabilité se ressent en particulier lorsqu’il se retrouve confronté aux viols (récurrents) de très jeunes filles : « Aux yeux de Garp, le plus révoltant dans le viol, c’était qu’il s’agissait d’un acte qui le dégoûtait de lui-même – de ses propres instincts, très mâles, qui par ailleurs restaient inoffensifs. Il n’avait jamais envie de violer personne ; mais le viol, songeait Garp, donne aux hommes le sentiment d’être coupables par association. » Dans une préface ultérieure, l’auteur constatait:« Tous les personnages de l’histoire qui satisfont leur concupiscence sont sévèrement punis». Telle la scène de fellation qui tourne à la mutilation qui aura marqué plus particulièrement les esprits…

En filigrane, Irving s’apitoie sur le sort des femmes victimes des « bas instincts » des hommes ou s’inquiète de leur vulnérabilité (on retrouve ici un discours proche de celui de Coetzee dans son roman « Disgrâce ») : « C’était à cause des hommes que Garp ne voulait pas de fille. A cause des hommes mauvais, bien sûr ; mais même, songeait-il, à cause d’hommes tels que moi » Paradoxalement, toutes les femmes du roman ne sont bien souvent décrites que par rapport à leur sexualité, qu’elle soit débridée, abstinente ou « déviante ».
Cela n’empêche pas l’auteur de brocarder joyeusement au passage, et avec un certain talent, le militantisme (féministe plus précisément) extrémiste à travers notamment la caste des Ellen-jamesiennes, s’amusant à décrire et à ridiculiser, un brin caricaturalement, la cohorte de lesbiennes et transexuelles (dont la fameuse « Roberta » ancien joueur de rugby) qui soutient sa mère et leurs « croisades grotesques ».

« Pourquoi y a-t-il dans ma vie tant de gens affublés d’un défaut d’élocution. (… ) Est-ce seulement parce que je suis écrivain que je remarque toutes les voix mutilées qui m’entourent ? »

Une narration made in « creative writing »
Du rire aux larmes…

Une des raisons du succès du Monde selon Garp tient à sa structure parfaitement calibrée où l’auteur alterne les passages de divertissement (scène loufoque à commencer par le récit de l’expérience « amoureuse » de Jenny Field et sa rencontre avec le géniteur de Garp, le plus réussi du roman sans doute, ou encore lorsque Garp tente de s’improviser conseiller matrimonial, se venge d’un chien en le mordant, mais aussi sa galerie de personnages improbables) avec quelques réflexions sur la société des années 70/80 notamment la révolution sexuelle et le féminisme, mais aussi des tragédies (accidents, morts…). Derrière le burlesque parfois « outrancier » selon l’expression même de Garp, il laisse sans cesse affleurer la gravité, ce qu’il nomme le «Crapaud du Ressac», métaphore de cette angoisse sourde qui rode toujours dans nos vies (et notamment pour Garp la peur de la perte des êtres chers), qui se fait oublier parfois, dans un moment heureux, avant de mieux ressurgir…

Effet mille-feuilles (un peu indigeste…)
Pour autant, on pourra regretter que l’ensemble manque de finesse ou de profondeur psychologique. De même, l’auteur nous laisse sur notre faim quant aux questions qui se posent en filigrane de son récit : Qu’est ce qui détermine une vie, une identité ou encore l’influence d’une mère, de ses origines… ? Après un début en fanfare, Il se contente finalement d’accumuler des anecdotes et des tranches de vie de l’enfance à l’âge adulte. A la question « Pourquoi lire ? »un des (nombreux) personnages du roman, la brave femme de ménage de l’éditeur sans scrupule qui lui sert de cobaye avant ses publications, répond : « Pour savoir ce qui se passe ». Il semble que ce soit bien l’objectif d’Irving : fournir sans cesse une nouvelle péripétie à son lecteur avide de rebondissement, comme produite à la chaîne.

Cours de creative writing intégrés…
Enfin ses réflexions sur l’écriture, bien qu’intéressantes et plutôt justes, tendent à alourdir le récit, en instaurant une mise en abyme qui peut finir par gêner ou ennuyer. Irving allant jusqu’à auto-analyser son style en direct dans le roman comme s’il voulait désamorcer toute critique de son œuvre (Garp est d’ailleurs allergique à la critique de ses livres…). L’un des messages forts d’Irving concerne l’imagination versus l’autobiographie qu’il rejette : « Garp le répétait toujours, la question qu’il détestait le plus s’entendre poser, au sujet de son œuvre, était dans quelle mesure elle était « vraie » – dans quelle mesure elle reposait sur son expérience personnelle. Vrai (…) dans le sens de conforme à la réalité. » ou encore « Triste à dire, Garp le savait, l’actualité intéresse plus que l’art ». Paradoxalement l’auteur exploite pleinement son expérience personnelle dans ce livre assez fidèle à sa propre sa vie (mieux vaut éviter de lire sa bio avant de lire le roman). Il tourne aussi en satire les ficelles marketing de l’édition : « John Wolf était un homme habile, et cynique. Il connaissait toutes les ficelles, entre autres les références autobiographiques dégueulasses qui incitent les lecteurs à se jeter parfois comme des chiens enragés sur une œuvre de fiction. »
Mais ces défauts qui gêneront certains n’empêcheront pas d’autres de dévorer ce « conte moderne » dont le succès ne se dément pas depuis sa publication !

Les raisons d’un succès
Les lecteurs ont en général plébiscité la densité et la richesse de cette histoire, très vivante, aux nombreux rebondissements, souvent surprenants, et se sont attachés à Garp bien sûr mais aussi à tous ses acolytes. C’est encore l’énergie du story-teller et son art pour mâtiner la vie ordinaire d’une sorte de réalisme magique qui ont beaucoup plu, interrogeant par là-même l’imaginaire de l’écrivain. Sa façon de faire cohabiter un monde chaotique, cru voire violent avec le burlesque, à l’image de la vie. Le lecteur passe ainsi du rire aux larmes, tantôt amusé tantôt ému par l’angoisse du héros (qu’il compare à un « crapaud du ressac ») qui affleure ou encore les épreuves qu’il traverse. Ils y ont vu un roman « à la fois simple et complexe » aux multiples interprétations, servi par un regard « à la fois plein d’humour et profond » sur le monde contemporain.

Paroles de l’auteur, John Irving, sur la sexualité dans ses romans et plus particulièrement dans « Le monde selon Garp »:
« C’est la conséquence directe de mon opinion sur la résistance à la libération sexuelle, si présente dans la culture américaine. Dès que l’on parle de sexe, beaucoup d’Américains ont un point de vue très restreint et borné sur le sujet. (…) D’une certaine manière, je truffe mes romans de scènes de sexualité pour provoquer ces Américains-là. Mais il y a une autre raison, plus importante. Je me suis toujours intéressé à des personnes qui, comme dirait la mère de Garp, Jenny Fields, sont des « suspects sexuels » à cause de choix inhabituels ou non conventionnels. La mère de Garp voulait tomber enceinte mais ne rien avoir à faire avec les hommes, ce qui a fait d’elle une « suspecte sexuelle ». Je suis convaincu que la résistance principale aux droits de la femme à l’avortement est fondée sur la conviction que des jeunes filles qui sont sexuellement actives et qui tombent enceintes doivent en payer les conséquences. Il y a, derrière cette résistance au droit le plus strict pour une femme de recourir à l’avortement si elle le souhaite, un état d’esprit punitif, critique et puritain. Ah, c’est drôle d’avoir presque soixante-dix ans et de se sentir toujours un peu le porte-parole de la soi-disant « révolution sexuelle »… Je croyais qu’elle s’était produite dans les années 1960 ! Il y a bien longtemps qu’elle devrait être finie… Pourquoi est-elle toujours en cours ? N’en n’avons-nous pas fini avec ça ? »

Illustrations de l’article : affiche et scène du film « Le monde selon Garp », réalisé par George Roy Hill avec Robin Williams dans le rôle titre et Glenn Close dans le rôle de sa mère Jenny Fields.

2 Commentaires

  1. C’est son 4eme roman et son premier best seller. Il y raconte en fait surtout sa vie, sous forme de parodie effectivement assez burlesque. Origines foireuses, passion du sport, abus sexuel dans l’enfance, etc. John Irving se racontait aussi avec beaucoup d’humour dans Le don de dieu, la part du diable, selon moi son meilleur roman. J’ai tant de tendresse pour cet auteur…

    • beebop sur 1 avril 2011 à 15 h 30 min
    • Répondre

    J’agréé, L’oeuvre de dieu…est son meilleur suivi de près par une prière pour Owen.
    Quant à une veuve de papier, je te retrouverai et la 4eme main: à fuir.Comment une écrivain qui a écrit 5 ou 6 très bon premiers livres peut il avoir un passage à vide pareil avec les 3 ou 4 suivantes..? j’hésite à lire son dernier.

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