La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole : « The United States needs some theology and geometry, some taste and decency. »

La conjuration des imbéciles (The Confederacy of Dunces en VO, on pourra d’ailleurs se demander pourquoi la traduction n’a pas conservé l’idée de confédération qui outre la référence à Swift*, fait aussi écho aux états confédérés du Sud pendant la guerre de Sécession) de John Kennedy Toole, fait partie de ces livres cultes dont la légende les précède et finit presque par les écraser. En effet, Toole fait peut-être partie des refusés de l’édition les plus célèbres de l’histoire littéraire, causant tragiquement son suicide quelques années après avoir finalisé son manuscrit en 1969 (à l’âge de 32 ans). Il connaîtra finalement la reconnaissance de façon posthume (avec notamment l’obtention du prix Pulitzer en 1981) grâce à sa mère Thelma -personnage controversé du reste (voir ci-dessous)- qui se bat pour sa publication (l’adaptation ciné est elle encore, en revanche, une succession de projets avortés). A ce titre, il est devenu une sorte d’icône des aspirants écrivains en quête -désespérée- d’un éditeur. Mais au delà du « mythe » qui l’entoure, que vaut vraiment le livre en tant que tel ? Est-ce vraiment le chef d’oeuvre annoncé ? Et quelle influence a-t-il pu exercer sur les générations d’auteurs suivantes ?

Ignatius, what’s all this trash on the floor? »
« That is my worldview that you see. It still must be incorporated into a whole, so be careful where you step
.

La conjuration des imbéciles, à l’image de son titre iconoclaste et intriguant, est une œuvre singulière, foisonnante à l’humour grinçant, loufoque et absurde à prendre au 2e voire 3e, 4e degré parfois. A ce titre il ne fait pas l’unanimité si on en juge par les commentaires de lecteurs sur la toile. Certains y sont franchement réfractaires et abandonnent le livre, au volume plutôt imposant à l’image de son (anti-) héros Ignatius!, jugé par exemple comme l’agaçante « tête à claques » d’un « vaudeville extravagant, braillard, outré, logorrhéique »

De son côté, la critique ne tarit pas d’éloge et le qualifie par exemple de « roman héroï-comique aux marges du loufoque et du grave », de « farce nihiliste et desespérée », d’une « tragicomédie humaine gargantuesque et tumultueuse» et une « magnifique farce grouillante à la Falstaff » selon son éditeur Walker Percy auteur de la préface), ou encore de « grande fugue comique » à l’inventivité stupéfiante (The New York Times).
Côté français, Tristan Garcia rendait hommage au personnage d’Ignatius « [qui peut se montrer irrationnel, faire n’importe quoi, se dégrader mais reste fidèle], qui manifeste une innocence comme l’idiot de Dostoïevski ou Don Quichotte » (itw lesinrocks). Daniel Pennac le classait dans ses 10 livres préférés (Télérama).

On sent aussi son influence et une filiation avec des oeuvres comme Génération X de Douglas Coupland, l’humour décalé absurde similaire dans Testament à l’anglaise de Jonathan Coe ou même un Patrick Bateman dans American psycho de Bret Easton Ellis (Ignatius se fera d’ailleurs traiter de « psycho » par Mrs Lévy), ou encore Fight Club de Chuck Palahniuk, La vie brève et merveilleuse d’Oscar Wao de Junot Diaz.

Statue en bronze d’Ignatius Reilly à la Nouvelle Orélans, édifiée devant l’hôtel « Chateau Bourbon » sur Canal Street, l’emplacement de l’ancien grand magasin « D.H Holmes » devant lequel Ignatius attend sa mère dans la scène d’ouverture du roman.

Ignatius a marqué des générations de lecteurs qui s’identifient à cet adulescent qu’on imagine avoir une petite vingtaine, l’âge de son auteur au moment de son écriture, anticonformiste, « excentrique » selon les termes de sa voisine -le moins qu’on puisse dire en effet !-, vivant aux crochets de sa mère après avoir achevé de brillantes mais (trop) coûteuses études. Toole s’est amusé (et son plaisir est palpable) à affubler son infortuné héros de toutes les tares les plus répugnantes qui soient : obésité, flatulence, éructation, tenues vestimentaires d’un autre âge à commencer par son emblématique casquette de trapeur qui ne le quitte jamais tout comme les miettes restées nichées dans sa moustache… Ce qui n’empêche pas notre homme, à la rhétorique affûtée, de souvent faire sensation voire de faire mouche par son aplomb et ses grands airs de supériorité, du moins au premier abord.

Rejetant obstinément la société consumériste, décérébrée et superficielle de l’Amérique des années 60, il se rêve grand écrivain- philosophe des temps modernes comme le fut Boethius, son héros, à la fin de l’antiquité romaine. Dés lors il fuit la médiocrité intellectuelle de son époque en tentant d’écrire sa « grande œuvre » pseudo-érudite visant à dénoncer les mœurs dépravés de ses contemporains et de façon générale le déclin du monde occidental depuis la chute de Rome (rien que ça !). Noble projet qui sera malheureusement contrarié par sa mère qui exige qu’il aille gagner sa croûte au lieu de perdre son temps à griffonner dans ses cahiers…

Vue sur la Nouvelle Orléans, le décor de La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole

La perversion et l’avilissement du travail moderne dans La conjuration des imbéciles

Débutent alors les tribulations de notre anti-héros au pays du marché du travail qui s’avèreront aussi catastrophiques que l’on aurait pu s’y attendre, et bien plus encore…
Toole livre ici une féroce et réjouissante satire du monde du travail, de la course à la performance et de l’exploitation ordinaire qui y régne, tout en montrant son absurdité et vacuité. Il qualifie d’ailleurs l’obligation d’aller travailler « d’ultime perversion » (terme qu’il emploie de façon récurrente et qui reflète les anxiétés de son époque, voir ci-dessous) dans un monde gouverné entre autres par « le progrès, l’ambition et le dépassement de soi », toutes sorte de choses dégradantes à ses yeux ! Ses réflexions au sujet du travail (bassement économique), pour lequel il nourrit une véritable hostilité, ne manquent ainsi pas de piquant :

Apparently I lack some particular perversion which today’s employer is seeking

(« Apparemment il me manque une certaine perversion que les employeurs de nos jours recherchent »)

…I doubt very seriously whether anyone will hire me.
(…) Employers sense in me a denial of their values.

(« Je doute sérieusement que quiconque m’emploiera (…) Les employeurs sentent en moi le reniement de leurs valeurs.»)

Derrière la comédie, s’insinue entre les lignes le problème de l’insertion professionnelle après des études littéraires (on se souviendra ici de la complainte d’Iain Levison dans Les tribulations d’un précaire déplorant l’arnaque de son diplôme de lettres décroché à prix d’or mais ne lui offrant pas de débouchés). Il illustre ainsi le clash entre le monde capitaliste et le monde littéraire et intellectuel, et leur incompatibilité.
Le gamin, « passeur » de la patronne de bar Lana Lee, George se fera d’ailleurs la réflexion en constatant l’esprit dérangé d’Ignatius que les études sont dangereuses pour la santé mentale :
« You could tell by the way he talked (…) that he had gone to school a long time. That was probably what was wrong with him. » (« On pouvait voir à la façon dont il parlait qu’il avait été longtemps à l’école. C’était probablement ce qui clochait chez lui. »)
Un autre commentaire satirique à l’égard de l’université peut être observé à travers les apparitions brèves du personnage de maître de conférences Dr Talc, libidineux, fainéant et inculte, persécuté par Ignatius et son acolyte Myrna du temps où ils étaient encore étudiants.

La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole adapté par le théâtre de l’université de Boston (2015) : Scène où Ignatius tente d’organiser une rebéllion dans l’usine des Lévy

Viscéralement allergique à toute forme de subordination et d’aliénation, Ignatus se confrontera tout d’abord au monde des bureaux en tant que gratte-papier pour un fabricant de pantalons, Lévy pants. Son arrivée dans les lieux de cette petite entreprise familiale laissée à l’abandon fait partie des scènes les plus hilarantes du roman. La série « The Office » peut ici aller se rhabiller face aux bras cassés (ou ce qu’il en reste) hurluberlus des bureaux crasseux et désertés de Lévy. L’ « entretien » de recrutement d’Ignatius mené par le vaillant office manager Gonzales, sympathique paillasson que l’on prend en compassion, se conclura notamment par un « Au fait qui êtes-vous ? » (non sans l’avoir embauché au préalable), sans oublier la vénérable Miss Trixie ayant dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite et passant son temps à ronfler au milieu des couloirs… Il ne manquait plus qu’Ignatius pour venir compléter ce duo de choc et instaurer ce qu’il voit comme une « modernisation » jusqu’à finir par se prendre pour le libérateur des masses opprimées… Le couple de patrons, les Lévy, font aussi partie des personnages les plus jubilatoires du roman, incarnant les bourgeois parvenus grâce à leur héritage, superficiels et oisifs, se tournant les pouces dans leur maison sur-équipée en gadgets dernier cris et dilapidant leur fortune pendant que leurs employés triment pour des salaires de misère. Leurs disputes à répétition nous offrent des dialogues gratinés où fusent vannes et inepties en tout genre.

Pour finir, il se fera recruter, contre son gré, comme vendeur ambulant de hot dogs, engloutissant plus que vendant cette junk food dont il raffole (la découverte de ces saucisses de francfort à l’odeur âcre trempant dans leur jus acide industriel -capable de corroder les fourchettes qui s’y risquent – qui le ravissent représente encore un autre moment mythique du roman au chapitre 7) et rembarrant à l’occasion ses (rares) clients… Le spectacle d’Ignatius traînant et bringuebalant son attirail complété par la suite d’un costume de pirate dans les rues de la Nouvelle Orléans et houspillé par son patron rendu fou par son incompétence, constitue un autre prétexte de grand burlesque.

La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole adapté par le théâtre de l’université de Boston (2015) : Scène d’ouverture Ignatius, avec sa mère confrontant le policier suspicieux et zélé Mancuso.

Racisme, puritanisme, communisme, abus policiers : plongée dans l’Amérique des années 60 dans La conjuration des imbéciles

De façon générale, dans ce roman chorale, Toole s’en donne à coeur joie et met en scène une riche brochette de paumés, marginaux, névropathes en tout genre, personnages secondaires qui viennent rajouter du piquant (s’il en était encore besoin) aux mésaventures d’Ignatius. On retiendra en particulier la figure du malheureux policier « patrouilleur » Mancuso, obsédé par l’arrestation d’individus « douteux » (leur confrontation du début devant le grand magasin D.H Holmes est à ce titre savoureuse). Si au début du roman Toole l’utilise pour dénoncer les abus de pouvoir de la police et de l’autoritarisme, à travers notamment les délits de faciès, il fait évoluer en cours de route le personnage qui devient beaucoup plus attachant voire pathétique et qui subit lui-même l’autoritarisme de son supérieur qui le persécute à l’aide de méthodes encore une fois très farfelues…

La troupe du bar « Les folles nuits » tenu par la trouble Lana Lee qui maltraite ses employés et développe clandestinement des activités illicites.
Cette intrigue secondaire que Toole développe en parallèle de la narration principale autour d’Ignatius pourra paraître un peu moins prenante et parfois un peu artificielle. Toutefois, elle permet à l’auteur d’aborder, toujours sur le mode humoristique, les sujets graves du racisme et de la ségrégation qui sévissent toujours dans le Sud des US au début des années 60. Le personnage de Jones est à ce titre une grande réussite : ce SDF afro-américain menacé d’emprisonnement pour « vagabondage » comme c’était tristement le cas à l’époque, brille par sa lucidité et son cynisme à tout épreuve à l’égard de son exploitation comme homme de ménage payé en dessous du salaire minimum légal. On savourera en particulier ses répliques qui rappellent le passé esclavagiste de la région. La question du puritanisme et du conservatisme américains, ainsi que les tensions sur la sexualité en général sont aussi abordés à travers les activités louches du bar.

Enfin on relèvera ici et là la psychose anti-communiste qui battait alors son plein avec la chasse au sorcière macarthyste où le pire des délits pouvait être d’être soupçonné d’être un « communisse » ou encore des fascistes dont on sent bien que personne ne sait exactement de quoi ils parlent exactement. Mention spéciale à Ignatius qui accuse le perroquet qui l’attaque d’avoir été sans aucun doute « formé par une bande de fascistes » ou encore lorsqu’il taxe le courtisan anti-communiste de sa mère, Claude Robicheaux, de « débauché macarthyste »!
A ce titre la conjuration des imbéciles est aussi un reflet intéressant de son époque et de ses psychoses socio-politico-culturelles, dont le volet le plus intéressant est son traitement de la sexualité et de la 2e vague du mouvement féministe alors en plein essor…

Femmes castratrices et satire des revendications féministes dans La conjuration des imbéciles

On notera un humour misogyne latent, assez typique des personnages masculins frustrés, à travers les divers protagonistes féminins qui nous sont dépeints qui sont soit ridicules lorsqu’elles tentent d’être des intellectuelle comme Myrna Myrkoff, la militante hippie pasionaria féministe et contestataire aux projets foireux qui porte des lunettes uniquement « pour manifester le sérieux de son entreprise intellectuelle, (…) l’intensité de son engagement» ou lorsqu’elles sont stéréotypiquement superficielles comme le rôle de ravissante idiote, cocotte blonde à manteaux de fourrure façon « trophey wife » passant ses journaux sur sa planche à exercice électrique incarnée par Mrs Lévy qui parfois assez étrangement se lance dans des diatribes militantes également pour le droit des femmes (son « engagement » auprès de Miss Trixie) ou des ouvriers de l’usine de son mari…) quand elle n’accable pas son mari de reproches pour son désinvestissement professionnel façon harpie.
Sans oublier quelques « salopes » à l’image de la maquerelle immorale Lana Lee ou la réflexion esprit slut-shaming qu’Ignatius se fait au cinéma devant une actrice se prétendant « vierge » mais « qui n’en a pas l’air », reflétant le malaise masculin et les tensions de l’époque face à la libération sexuelle des femmes en quête de leurs droits. Le personnage de mère d’Ignatius n’est pas franchement valorisant non plus, bien que dévouée à son fils, elle apparaît comme une femme conventionnelle, soumise et influençable méprisée par ce premier qui ne se sent pas soutenu dans ses aspirations mais au contraire trahi. Elle finira d’ailleurs par l’abandonner lâchement à son triste sort pour convoler… In fine ce sont surtout Mr Lévy et Ignatius, bien qu’également hautement satirisés, qui ressortent grandis tous deux en sauveurs de la société chacun à leur façon. Myrna sera aussi celle qui va sauver Ignatius (comme elle le dit d’ailleurs elle-même « I feel like I’am saving someone« , ce à quoi Ignatius acquiesce), dans une apparition fantasmatique finale !, mais cantonné au traditionnel plan romantique.

La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole adapté par le théâtre de l’université de Boston (2015) : Scène où Mrs Lévy tente de relooker et de booster l’ego de la croulante Miss Trixie

Malaise sur la sexualité, les normes et rôles sexués : entre puritanisme et libéralisation des mœurs

Dans l’abondante correspondance qu’entretient Ignatius avec Myrna qui jalonne le livre, un des thèmes récurrents porte sur la sexualité d’Ignatius, ou plutôt son absence/abstinence qui inquiète au plus haut point la première.
Sa prose prend ici des accents médicaux, qui auraient sans doute grandement intéressé un Michel Foucault 🙂 Elle le pousse notamment à adopter une « sexualité saine », à « atteindre le plateau du parfait équilibre mental sexuel » jusqu’à lui recommander « un bon orgasme explosif pour nettoyer son être et le sortir des ténèbres », voulant lui imposer la sexualité (hétéro) comme obligation pour la « bonne santé » physique et mentale. Le coup fatal est porté quand elle finit par suspecter au chapitre 12 une homosexualité latente chez lui, ce qu’elle qualifie de « problème d’orientation sexuelle » ce qui nécessite d’après elle qu’il entreprenne rapidement « une thérapie ». Asexualité ou homosexualité sont ainsi classées comme des déviances qui doivent être soignées. En l’occurence, une rumeur persistante propage l’idée que Toole était lui même un homo refoulé, de même que Proust (on notera d’ailleurs qu’Ignatius s’y compare : « My being is not without its Proustian elements, » Ignatius said from the bed, to which he had quickly returned, au sujet de son principe d’écriture éparpillée dans des multiples cahiers rappelant le processus créatif de l’auteur de la Recherche…, ce que sa mère compare à du « bordel qui jonche le sol » et ce à quoi il rétorque qu’il s’agit de « sa vision du monde qu’il lui reste à assembler », entre autres petit régal de dialogue). Cette situation a été avancée comme une autre cause possible de son suicide. Son traitement de l’homosexualité dans le roman est d’ailleurs ambiguë.
De son côté Ignatius ne cesse de s’offusquer, à tout propos (et souvent les plus improbables!) de « l’indécence » et de la « décadence » de ses contemporains. Le (bon) « goût » et la « décence » constituent ainsi deux de ses obsessions et chevaux de bataille, ainsi que les « perversions », les « déviances », les « débauchés » et la morale, autant de termes omniprésents dans ces pages.
A travers ces deux discours, sont donc reflétés, de façon parodique, les courants de pensée et idéologies sur la sexualité et la théorie des genres qui s’affrontaient dans les années 60, entre d’une part l’ordre conservateur et puritaniste et de l’autre les contestataires appelant à la libéralisation des mœurs. L’homosexualité restant taboue et considérée comme une « maladie ».
Le problème avec la sexualité en général, de la disposition du corps de femmes en particulier, est lui traité dans l’affaire des photos pornographiques.
Il interroge ainsi en filigrane les notions de virilité et d’efféminisation, et les normes sexuelles particulièrement remises en cause à son époque. Ignatius réunit ainsi de façon ambivalente l’un et de l’autre, d’un côté l’ego masculin, l’aspiration à la conquête, à l’autorité (cf. sa lettre au client des Lévy), à la reconnaissance et à la gloire intellectuelle et de l’autre une sensibilité à fleur de peau, hypocondriaque, avec de nombreux maux nerveux le menaçant souvent d’évanouissement comme il s’en plaint régulièrement, ses « sens et son corps encore alanguis » le matin qui l’empêchent se venir travailler tôt, sans compter bien sûr sur les caprices de son anneau gastrique véritable baromètre de ses humeurs changeantes. Il condamne aussi régulièrement le manque de « délicatesse » de ses interlocuteurs.
D’ailleurs pour le remettre sur le « droit chemin », Santa l’amie de sa mère suggère que lui soit donné « un bon coup de poing dans la figure », acte de violence virile pour lui remettre les idées en place… La notion de « droiture » (« straight ») qui en anglais renvoie aussi à l’hétérosexualité par opposition aux gays est d’ailleurs utilise de façon ambigue ici. Santa utilise l’expression « set him straight » pour Ignatius puis à propos de Myrna, « to straighten out that girl« , dans les deux cas il s’agit de les ramener dans la norme des rôles sexués hétéros traditionnels, loin de leur marginalité et leur « bizarrerie » dangereuse et douteuse, non « conforme ».

La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole adaptée par le théâtre de l’université de Boston (2015) : Ignatius face à la militante Myrna son « amour-ennemie »

Mais on trouve aussi paradoxalement une vindicte contre l’« offensive et vulgaire façade effeminée » d’un personnage gay (Dorian Greene), reflétant l’homophobie d’Ignatius (qui qualifie les homos de « sodomites ») qui atteint son paroxysme, dans une description caricaturale, lors de sa visite pour un meeting politique qui tourne au fiasco dans une maison de libertinage homo SM pour laquelle il exprime son profond « dégoût » (« distate ») pour leur morale dégradante. On en sait pas bien à quel degré prendre cette scène dérangeante…
Toole joue aussi sur l’inversion traditionnelle des rôles sexués, avec une Myrna investie dans l’action politique, la sphère publique et un Ignatius contemplatif passif terré dans la sphère domestique au sein de sa chambre, dans sa zone de confort, tentant malgré tout de « participer » au monde extérieur à sa façon, sans grand succès… Myrna ne cesse aussi de l’invectiver à ce sujet : « tu es devenu méfiant du monde extérieur », « s’il te plaît sors de chez toi et fais ton entrée dans le monde !. Ce sera finalement cette dernière, tel un preux chevalier, qui le « sauvera » de son isolement mortifère dans le giron maternel, autre inversion des rôles sexués traditionnels.
La mère d’Ignatius lui reproche aussi « d’écrire trop », une activité anormale pour une fille : « elle a besoin d’un bon bain cette fille » estime-t-elle.

Ignatius Reilly : l’invention d’un anti-héros d’un nouveau genre?

Dans sa préface, son éditeur Walker Percy prétend qu’Ignatius Reilly est « sans ancêtre » tout le qualifiant malgré tout, de Falstaff (Shakespeare) et de « Don Quichotte gras ». La comparaison avec ce dernier, peut-être l’un des premiers anti-héros de la littérature occidentale et l’un des plus influents, est en effet particulièrement pertinente tant pour le côté picaresque et absurde des mésaventures/croisades urbaines d’Ignatius que de leur dimension tragicomique. Car si la plume ne lâche jamais son humour incisif virtuose, il aborde des sujets souvent difficiles et graves qu’il cherche dédramatiser et à transcender justement, comme sa solitude affective, le poids étouffant des parents, la pression économique qui affectait aussi l’auteur, la difficulté de s’épanouir et de s’insérer socialement, etc. Toole a pour sa part rédigé un mémoire sur l’auteur britannique du XVIe siècle John Lily.

Dans la famille grandissante des anti-héros littéraires d’après-guerre, Toole crée ainsi un nouveau type qui emprunte à divers de ses prédecesseurs pour former un genre inédit. Du narrateur du sous-sol de Dostoïevski à La métamorphose de Kafka, Ignatius s’inscrit dans la lignée des grands inadaptés misanthropes, paranoiaques et réfractaires au monde du travail capitaliste formaté, aliénant et conformiste. C’est un « idéaliste » (comme le définit Mrs Lévy) qui rêve d’une autre société utopique (même si son projet politique semble assez anachronique et confus…, voir ci-dessous). Il représente aussi une nouvelle figure décalée de l’écrivain maudit et incompris après celle du timide Bandini dans Demande à la poussière et du nostalgique et sensible narrateur de La recherche (il fait d’ailleurs référence à Proust), qui transforme son complexe d’infériorité en supériorité et en ego boursouflé tourné en dérision (cf. son explication à sa mère éplorée lorsqu’il se fait virer de chez lévy : « My excellence confused them »). Il dissimule ainsi ses angoisses (symbolisées par les contractions de son anneau pylorique) derrière son mépris, ses moqueries et sa grandiloquence qui sont sa carapace le protégeant des agressions de l’extérieur et lui permettent d’assumer sa différence.

Nihiliste comme le Bardamu de Voyage au bout de la nuit, le Roquentin de la Nausée ou l’étranger de Camus des années 30-40, on trouve aussi des accents plus lointains de burlesque et grotesque rabelaisiens chez ce personnage aux éructations, flatulences et de façon générale « odeurs » bien fermentées (cf. la comparaison de son éditeur W.Percy avec Gargantua). Un chercheur universitaire (Leighton, H. Vernon ) voyait en lui l’influence des Contes de Canterbury de Chaucer. Plus près de Toole, Ignatius fait écho aux personnages trash de la beat generation (contemporaine de Toole) qui se plaisent à raconter leurs manifestations corporelles les plus basiques, destinées à « choquer le bourgeois » et déstabiliser l’ordre social. Comme eux, mais dans une version asexuelle (tout aussi si ce n’est plus dérangeante finalement! et particulièrement inhabituelle), il perturbe l’ordre public, refuse les conventions et s’attire les foudres d’une police, au pouvoir arbitraire, suspicieuse de tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule et l’ordre conservateur.

Le personnage d’Holden Caulfield de Salinger, autre anti-héros anti-système, est aussi évoqué à son sujet (Toole était d’ailleurs un fervent admirateur de l’Attrape-coeurs comme il l’a exprimé dans l’une de ses lettres retrouvée par Leighton). Toutefois les deux personnages ne sont pas de la même génération et ne partagent que peu de caractéristiques (Ignatius vivant dans sa tour d’ivoire livresque tandis qu’Holden rejette l’école) si ce n’est leur remise en question de la société, chacun à leur façon, et un sens d’« innocence » (dont parlait Garcia, cf ci-dessus) et de pureté parce que justement refusant de jouer le jeu social. A ce titre Ignatius joue le Candide du monde moderne façon conte philosophique à la Voltaire. Un Candide loin d’être idiot toutefois et qui sait manipuler son petit monde pour sauver sa peau, cf. son marché avec le lycéen George qui veut lui refourguer son matos ou encore sa parade pour échapper à la traque de Lévy quitte à faire retomber la faute sur la pauvre Trixie.

L’auteur rajoute encore l’ingrédient de la famille dysfonctionnelle à travers sa relation avec sa mère à la fois fusionnelle et toxique. Mais dans ce drôle de duo, difficile de savoir qui persécute qui (la légende qui entoure l’auteur veut que sa propre mère était trop envahissante et même une des causes de son suicide…). On notera aussi au passage la relation tout aussi conflictuelle du fils Lévy avec son père qu’il qualifie notamment de « petit tyran » méchant et mesquin qui n’a jamais cru en lui et s’est toujours opposé à ses idées faisant preuve d’un autoritarisme paternaliste excessif. Enfin, Ignatius souffre de solitude affective, reclus avec sa mère. Sa seule compagnie est sa correspondante Myrna qui met justement à jour cet isolement qu’il tente de refouler et de nier (comme en témoigne « l’ouverture » finale de son anneau pylorique qui lui permet enfin de « respirer » lorsqu’il s’en échappe).

Ignatius Reilly : un personnage complexe et paradoxal

Toutefois Toole, peut-être en voulant brouiller les pistes, sème le trouble quant à l’idéologie véritable de son personnage qu’il semble à la fois ridiculiser par sa caricature et ses réflexions absurdes anachroniques voire régressistes (comme sa volonté de rétablir une « monarchie de droit divin » ! tout en se lançant dans une révolution pseudo-marxiste auprès des ouvriers sous-payés de Lévy…), son obsession de la délicatesse tout en incarnant lui-même une anti-thèse de cette notion et d’autre part une certaine prise au sérieux, un respect de sa singularité, de ses goûts pour la culture classique et la littérature, et de son refus des conventions sociales, tout en prenant quand même part avec délectation à cette pop culture « décadente » et « corrompue » qu’il dénonce par analogie avec la Rome antique.
C’est ainsi qu’on ne sait jamais à quel degré prendre ce personnage déroutant qui défend et respecte aussi bien Batman que Boethius (ce qui n’est finalement pas si illogique!) : « I recommend Batman especially, for he tends to transcend the abysmal society in which he’s found himself. His morality is rather rigid, also. I rather respect Batman.”
Mais qui n’hésite pas à attribuer à Mark Twain qu’il trouve « daté » et « ennuyeux », « l’impasse intellectuelle » dans laquelle le pays se trouve… De même il veut ressembler «trait pour trait» aux «hommes de la lotion après rasage Yardley» qu’il admire dans Life et nourrit une attraction/répulsion pour les films hollywoodiens commerciaux qu’il ne rate pas (le cinéma étant sa seule activité « sociale ») :
« When Fortuna spins you downward, go out to a movie and get more out of life.”
Un personnage complexe dans ses contradictions, reflétant peut-être celle de son auteur ?, fascinant dans tous les cas plus qu’ « attachant » (même si la scène finale où il laisse enfin tomber le maque le rend plus émouvant).

De la folie (ordinaire), du génie, et de l’idiotie…

Le titre et l’épigraphe du roman (qui l’a inspiré) confronte d’emblée les notions d’idiotie, d’imbécilité à celle de génie. L’auteur se voyant refuser son manuscrit se place dans la posture du génie incompris face aux imbéciles contemporains qui ne savent pas reconnaître sa vraie valeur… Bien sûr la qualité de « chef d’oeuvre génial » de La conjuration des imbéciles pourra sans doute être discutée (voir ci-dessous)… Igniatius est souvent lui-même pris pour un « idiot », comme le reprenait Tristan Garcia (voir ci-dessus), ou de façon moins brutale et moins péjorative un « illuminé » qui se prend pour le nouveau messie, le nouveau guide spirituel de son pays corrompu décadent, tel Boethius le fut pour la Rome antique :
« Boethius himself played a similar role in degenerate Rome. As Chesterton has said of Boethius, « thus he truly served as a guide, philosopher and friend to many christians ; precisely because, while his own times were corrupt, his own culture was complete. »

La particularité (et force) de ce personnage hors du commun est tout de même de toujours faire douter le lecteur sur sa véritable nature : doit on le prendre pour un dingue de 1e ordre ou pour un prophète génial qui a tout compris à la vie… Toole montre ainsi que le problème que pose la singularité (marque de fabrique de l’artiste) dans nos sociétés formatées et qui reste toujours d’actualité. Derrière ses outrances et grandes déclamations, Ignatius énonce probablement bon nombre de vérités, entre les lignes, sur l’absurdité de nos existences étriquées et l’intolérance de la société.
Cette question prend une nouvelle ampleur lorsque vers la fin du récit (attention SPOILER), plane la menace de l’enfermement psychiatrique. Les répliques d’Ignatius à sa mère qui finit par suggèrer de le faire interner après l’avoir diagnostiqué comme « dément » (« insane ») établissent ainsi le lien ténu entre création/génie artistique et folie (du moins telle que la définit la société normative).
Il souligne notamment comment la singularité, les gens qui ne rentrent pas dans le moule sont catalogués comme « fous » et mis au rebut car menaçant l’ordre social, ceux qu’il appelle « les martyrs de notre époque » :
« Do you think I have a problem ? The only problem those people have anyway is that they don’t like new cars and hairsprays. That’s why they are put away. They make the other members of the society fearful. Every asylum in this nation is filled with poor souls who simply cannot stand lanolin, cellophane, plastic, television and subdivisions »
Derrière le ton parodique, encore ici Toole exprime une tragique situation qui le touche probablement de près…

La conjuration des imbéciles : un roman foisonnant maîtrisé mais surchargé…

Au final, Toole brasse de multiple thèmes et lance de nombreux axes narratifs dont on pourrait craindre l’accumulation désordonnée. Il parvient, néanmoins, relativement habilement à tout relier et à les boucler assez magistralement, il faut le reconnaître. Mention spéciale au perroquet ! Au fil des chapitres, les bévues et bourdes d’Ignatius et des autres personnages font boule de neige, jusqu’à leur colision et résolution finale. Inventivité, créativité comique débordante : on admire tout du long la virtuosité de ses dialogues et répliques bien senties (d’Ignatius en particulier jamais à court d’argument et qui ne se démonte jamais) mêlant humour décalé, outré, absurde, à la fois vaudevillesque et cynique.
Autre point fort : le mélange ambitieux des genres et des niveaux narratifs : roman dans le roman, mise en abyme (métafiction), et genre épistolaire (lettres de Myrna) qui enrichissent les perspectives de l’intrigue et la psychologie du personnage central. Malgré tout on finit par ressentir une certaine lassitude passée l’excitation des 200 premières pages, soit environ la moitié du livre…
Divers problèmes peuvent mener à l’indigestion (de hot dogs et autres running gags…). Si la première moitié très enlevée, rythmée se lit très bien, Toole tombe dans la redite, avec la répétition excessive des mêmes ressorts comiques (la retraite de Miss Trixie, les enguelades des Lévy, la mère désespérée par son fils ingérable, l’anneau pylorique et bien sûr les effets de décalage liés aux quiproquos/malentendus d’Ignatius/Candide qui vit dans sa bulle et le choc avec le monde extérieur, la réalité qu’il nie.
On a l’impression qu’ensuite Toole se contente de rajouter une couche et encore une couche, multipliant une succession de mésaventures, de façon un peu artificielle, avec toujours plus ou moins les mêmes motifs qu’il surgonfle pour rajouter des pages. Parmi les épisodes vraiment superflus et passablement ratés, on pourra notamment citer la révolution « sodomite » et la soirée gay surtout prétexte à bon nombre de clichés homophobes qui mettent mal ä l’aise. Les deux derniers chapitres sont en revanche réussis, surtout le final. En élaguant une bonne centaine de pages (et pourtant l’auteur a passé des mois à réviser son manuscrit…), La conjuration des imbéciles se serait peut-être rapproché du statut génial visé… A défaut, il n’en reste pas moins mythique par la légende qui l’entoure et ses protagonistes inoubliables. [Alexandra Galakof]

Extrait lettre de John Kennedy Toole à ses parents à propos de l’écriture de son roman « La conjuration des imbéciles » lors de son affectation à l’armée de Portorico en 1963.

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* La légende dit que c’est après avoir essuyé le refus de tous les éditeurs que l’écrivain a rajouté la citation de Jonathan Swift («Quand un vrai génie apparaît dans ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe qu’il a tous les imbéciles, en confédération, contre lui») en épigraphe de son livre.

When a true genius appears in the world,
You may know him by this sign, that the dunces
Are all in confederacy against him
.
—Jonathan Swift, “Thoughts on Various Subjects, Moral and Diverting”

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