« Grand écrivain » au féminin : le jugement littéraire aux mains des hommes (2/2)

Après avoir identifié les raisons et les mécanismes qui permettent à un auteur d’être consacré socialement comme « Grand -écrivain » et d’accèder à la postérité, dans la première partie de cet article, penchons-nous maintenant sur les conséquences de la situation actuelle :

Quelles sont les conséquences de cette sur-visibilité des hommes auto-entretenue par les hommes (blancs hétérosexels) aux positions dominantes ?

Eh bien nous le voyons assez clairement : la sur-représentation masculine dans les « palmarès ». Et si quelques femmes ont toutefois été parfois distinguées (il en fallait bien tout de même quelques unes), elles restent, encore une fois, les (heureuses) élues des hommes.
Est-ce de la misogynie, de la « discrimination » ? Non, n’entrons pas dans ce discours féministe un peu facile, même si la misogynie est en effet très présente dans le milieu littéraire. Mais ce n’est certainement pas la raison principale. A ce stade de l’article, une parenthèse doit être ouverte sur le très polémique sujet du « jugement littéraire ».

Sujet qui nécessiterait un article à lui seul, mais que j’esquisserai seulement ici, pour les besoins de ma « thèse ». Comment juge-t-on ? Le jugement s’appuie sur des critères qui nous permettent ensuite de déterminer si quelque chose nous apparaît comme « bon » ou « mauvais » ou quelque part entre les deux, en référence à ces critères pré-définis. Or donc, quels sont les critères pour juger de la « qualité », du « talent » littéraire ?
Y a-t-il un manuel qui nous renseigne précisément et scientifiquement, oserais-je dire, sur les critères à prendre en compte pour évaluer la littérature ? Les règles d’or du « chef d’œuvre » sont-elles exposées de façon absolue et incontestable, tel un dogme, quelque part (si oui indiquez moi où séance tenante je vous en prie !) ?

Faut-il compter un nombre de pages, de mots minimum ou maximum, respecter certaines conventions, utiliser tel ou tel vocabulaire, aborder tel ou tel sujet (y a -t-il des sujets plus nobles/grands que d’autres… ?) pour être recevable dans la catégorie du « grand écrivain » ?

Depuis l’Antiquité, les hommes ont cherché vainement à définir les critères du beau, à coup de traités esthétiques, avec un pic lors de l’époque classique du XVIIe siècle avec la querelle entre les Modernes et les Anciens et la fameuse règle des trois unités, la régle héritée d’Horace du « plaire et instruire » et les doctrines du très misogyne Boileau prêt à tout pour écraser les oeuvres des femmes de lettres alors en plein essor.

Régulièrement, de nos jours, on lit toujours sous la plume des littérateurs et critiques littéraires de tout poil des tentatives pour essayer de (re-)définir ce qu’est un « grand livre » mais ces définitions (telles qu’avoir sa « petite musique », « son style », « de vrais personnages », « un vrai souffle », « toucher au plus profond », ou encore le plus ridicule « avoir quelque chose à dire », la nature de ce « quelque chose » étant à lui seul un beau sujet de querelles de chapelles !) restent elles-mêmes totalement subjectives et varient d’un lecteur(ice) à l’autre. Et ne manquent pas d’entraîner force foires d’empoigne où chacun essaie d’imposer à l’autre sa vision de la littérature et ses propres critères (je vous laisse deviner qui sont les plus véhéments dans cette « bataille »…). Même les éditeurs reconnaissent leurs difficultés à s’accorder, à « s’indexer » pour reprendre l’expression d’Olivier Nora, le directeur des éditions Grasset, sur ce qui fait que l’on s’arrête sur un texte, sur une voix qui nous parle… Ou pas.

De fait aujourd’hui, ce sont les hommes qui ont réussi à imposer leur vision, leurs valeurs, leurs critères d’évaluation de la littérature. De façon assez naturelle et logique, leurs goûts se sont portés majoritairement vers leurs pairs, leurs semblables, selon une logique circulaire.
Dans « La domination masculine », Bourdieu (qui pèche aussi ici malheureusement d’invisibilisation du travail majeur d’une grande écrivain, Simone de Beauvoir, en reprenant grande partie de ses idées, concepts et démonstrations dans « Le deuxième sexe », sans jamais la citer….) reconnaît à juste titre que :

Le propre des dominants est d’être en mesure de faire reconnaître leur manière d’être particulière comme universelle. La définition de l’excellence est, en toute matière, chargée d’implications masculines, qui ont la particularité de ne pas apparaître comme telles. (« La domination masculine » de Pierre Bourdieu, p.69, 1998, collection Liber, Seuil)

Les hommes entretiennent par ailleurs, en général, à l’égard des femmes un vague mépris teinté parfois d’une petite compassion (« elles sont mignonnes, elles essaient d’écrire »).
Même les plus grandes passent assez souvent aux yeux des hommes au mieux pour d’aimables cuisinières ou rombières qui font des « petits livres de femmes sur des « petits sujets« , sans grande ambition », quand elles ne sont pas taxées de « bombasse » ou autre « pétasse » si elles osent aborder les thèmes de la sexualité (qui reste encore apparemment la chasse gardée de ces messieurs, si possible avec cheveux blancs et bedaine proéminente, oui même en 2009 !). C’est ainsi que Colette a par exemple longtemps pâti de ces préjugés sexistes. Les membres de l’Académie Goncourt ont longtemps hésité à l’admettre car elle n’avait jamais écrit ce qu’ils considéraient des « sujets sérieux » comme la guerre (!) et ses écrits portaient sur des sujets d’introspection (comprenez sujet mineur).
Le sujet du livre semble ainsi conditionner sa qualité, c’est ainsi que tous les sujets apparentés de près ou de loin au féminin sous automatiquement déprécié, sauf à ce qu’un homme s’en empare (et encore il sera lui aussi victime de ses attaques mais dont il sortira victorieux du fait de son sexe, ce qui ne sera malheureusement pas le cas des femmes). Cioran rappelait à ce titre une saine vérité dans son brévaire « De l’inconvénient d’être né » :

La valeur intrinsèque d’un livre ne dépend pas de l’importance de son sujet (…), mais de la manière d’aborder l’accidentel et l’insignifiant, de maîtriser l’infime. (chapitre II)

Outre Manche, Jean Rhys, sa contemporaine, l’auteur de Wide Sargasso, se heurtait aux mêmes insupportables critiques qui lui reprochaient à ses débuts de n’écrire seulement que sur des « femmes victimes passives » et qu’elle ne pouvait pas être pris au sérieux parce « qu’elle écrivait trop sur elle-même ».

La chercheuse féministe en littérature et maître de conférence américaine Judith Kegan Gardiner avait remarqué à juste titre que « quand un écrivain tel que Joyce ou Eliot écrit sur un homme aliéné rendu étranger à lui-même, ce personnage est alors lu comme le portrait des possibilités réduites de l’existence humaine dans la société moderne. Quand Rhys écrit sur une femme aliénée rendue étrangère à elle-même, les critiques applaudissent l’acuité de la description de l’expérience féminine mais la considère « étroite » et manquant de « vision » allant même jusqu’à la taxer de pathologique et autobiographique » (sacrilège ultime !) (in Good Morning, Midnight; Good night, Modernism, Boundary 2, II (1982-3), p 242).)
On se rappellera d’ailleurs que Joyce lui-même prêchait que c’était dans l’expérience particulière que résidait l’universel si cher aux critiques et gardiens du panthéon littéraire : « In the particular is contained the universal. » Tristement seul le particulier des existences masculines semblent pouvoir prétendre à cette dimension…

Ceci fait écho à une remarque des auteurs Saba Bahar et Valérie Cossy (dans « Le canon en question : l’objet littéraire dans le sillage des mouvements féministes« ) soulignant que: « (…)la production littéraire d’une femme est perçue comme relevant d’une position trop spécifique et trop particulière pour témoigner de la vision transcendante et désintéressée censée définir une œuvre classique. » Elles notent aussi à juste titre le décalage d’évaluation esthétique en citant comme exemple « le recours à des métaphores maternelles chez une romancière comme Mary Shelley ou chez la poète allemande Gertrud Kolmar, automatiquement réduites au rang de référence autobiographique et personnelle, tandis que chez un homme la même image sera perçue comme l’effet d’une médiation poétique – et sera donc revêtue, à ce titre, d’une grande valeur esthétique. » Et enfin que même dans le cas « des genres littéraires apparemment « féminins », la place d’honneur, c’est-à-dire la place dans le canon, revient aux hommes. » (exemple des contes de fée).

Non, on ne peut pas dire que le respect étouffe les hommes à l’égard des plumes féminines. La littérature écrite par les femmes demeure toujours, à leurs yeux, plus ou moins un genre mineur, des écrivains de seconde zone… Oh bien sûr ce n’est jamais dit frontalement (quoique…), mais c’est sous-entendu, c’est en filigrane derrière les noms que l’on passe sous silence avant de s’exalter sur tel grand homme de lettre.
Un Musset sera toujours plus loué qu’une Sand (dont le seul intérêt semble d’avoir été sa maîtresse).
Un Carver sera toujours plus célébré qu’une Dorothy Parker, une Grace Paley ou même une Curson Mc Cullers…
Un Sartre plus respecté qu’une Beauvoir qui reste le petit castor que l’on montre fesses nues devant son lavabo (cf : couv’ Nouvel Obs).
Un Camus plus admiré qu’une Colette.
Un Thomas Bernardt plus valorisé qu’une Elfriede Jelinek toute prix Nobel qu’elle soit.
Un Henry Miller plus vénéré qu’une Anaïs Nin « bien loin de lui arriver à la pine », charmant commentaire lu sur le Net (pardonnez cette vulgarité mais je le cite car cela me semble très révélateur)

Bien sûr ces dernières ont malgré tout réussi le plus difficile : devenir visibles -même si de moindre important dans le canon que leurs homologues masculins-, mais qu’en est-il de toutes celles que l’on va juger ne pas être à la hauteur « de la pine » de ces messieurs ?

Les écrivains féminins qui arrivent à émerger et à atteindre une vraie reconnaissance ont d’ailleurs assez souvent des lectorats plutôt féminins. On note une plus grande difficulté que leurs homologues masculins à fédérer des lectorats mixtes. Les lectrices sont sans doute plus ouvertes d’esprit.

D’un point de vue empirique, les hommes ne comprennent pas en général la littérature des femmes, il y a sans doute un problème de sensibilité et de capacité empathique ici et d’attentes de façon plus générale face à l’expérience littéraire, comme l’attestent bon nombre de commentaires ou de réflexions émises de part et d’autre. Comment pourraient-ils dés lors la promouvoir ou la valoriser ? Cette tâche incombe vraisemblablement aux femmes. (Attention, il ne s’agit aucunement de « solidarité féminine » comme on l’entend souvent. Cette attitude desservirait et décrédibiliserait totalement l’œuvre des auteurs. Il ne s’agit pas de se lancer dans l’éloge tous azimuts des livres écrits par les femmes sous l’unique prétexte que ce sont des femmes, mais bien parce que leurs livres sont (très) bons. Et il existe pléthore de chefs d’œuvres écrits par des femmes, au moins autant que les hommes.)

Comme les hommes, les femmes doivent donc entrer dans la bataille de la visibilité. Mais en ont-elles envie ? Les femmes manquent d’égo et d’orgueil, voici leur seule faiblesse.Faiblesse qui explique aussi leur difficulté à percer le fameux « plafond de verre » dans les entreprises. La réussite professionnelle tient en effet pour grande partie au talent marketing (ce que l’on appelle d’ailleurs à juste titre le « marketing de soi »). Un talent que les hommes possèdent en plus grand nombre ; ils excellent souvent dans leur auto-promotion. Les femmes sont donc occultées (le phénomène s’est aussi retrouvé dans de nombreux domaines, scientifiques en particulier) et ne cherchent pas à sortir de l’ombre (quelques tentatives de prix aux jurys 100% féminins, tel que le Prix Fémina ou plus récemment Prix Lilas tentent de remédier à la situation mais sans réel impact pour l’instant).
Voici donc la raison de cette inégalité : les femmes ont cru qu’il suffisait « seulement » de bien travailler et d’écrire de bons livres pour être reconnues… [Alexandra Galakof]

>> Retour à la première partie de l’article : Le « grand écrivain » au féminin : la bataille de la visibilité (1/2)

8 Commentaires

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    • folantin sur 9 mars 2009 à 14 h 04 min
    • Répondre

    Je rebondis sur ce passage qui comme qui dirait m’interpelle (bouing) :

    "Même les plus grandes passent assez souvent aux yeux des hommes au mieux pour d’aimables cuisinières ou rombières qui font des « petits livres de femmes sur des petits sujets, sans grande ambition », quand elles ne sont pas taxées de « bombasse » ou autre « pétasse » si elles osent aborder les thèmes de la sexualité (qui reste encore apparemment la chasse gardée de ces messieurs, si possible avec cheveux blancs et bedaine proéminente, oui même en 2009 !)."

    Aborder le thème de sa sexualité en 2009, crois tu sérieusement que ce soit une marque d’audace ?

    C’est devenu très exactement comme le cul de beauvoir en couverture de l’obs, du raccollage commercial poussif. Ce ne sont pas "les femmes" (catégorie essentialiste absurde) qui sont en cause : c’est simplement le principe de médiatisation des produits commerciaux du temps. Les livres sont des produits commerciaux. En temps que tels, ils obéïssent aux mêmes règles d’exposition que les yaourts. La différence avec le yaourt, c’est que le contenant produit aussi le contenu : une pétasse en culotte sur la couverture, ça annonce de la pétasse en culotte à l’intérieur des pages.

    Tu parles d’une chasse gardée de vieux messieurs à cheveux blancs et bedaine proéminente. J’ai du mal a voir a quoi tu fais allusion. Sollers ? Femmes ça date des années 80 quand même (et c’était déjà ringard à l’époque). Soyeux sérieux, en 2009, le vieux monseur à fesse flasque n’est pas un produit d’appel. Et le minet vivagel préfère généralement parler de flaubert, pour se donner une crédibilité.

    Anne Garetta a bien résumé le problème, exipit d’une collection de récits lesbiens de son cru :

    "Ne risques tu pas, entendant pourtant t’écarter des moeurs de ton temps et esquiver son idolatrie du désir, d’y succomber ?
    Peut on échapper à la publicité du désir ?
    Et si, crotyant résister à son assujetissement, tu ne faisais que pratiquer cette forme – si française – de résistance qui s’appelle la collaboration ?"

    (Anne F Garetta – Pas un jour)

  1. "Tu parles d’une chasse gardée de vieux messieurs à cheveux blancs et bedaine proéminente. J’ai du mal a voir a quoi tu fais allusion."
    > Cherche un peu et tu trouveras bien… Au hasard, un que tu as cité, un jour sur un autre billet…
    Tu peux être sûr qu’il pourra être aussi graveleux qu’il le voudra, tout le monde s’extasiera tjs sur ce "géant des lettres américaines" 🙂
    Et tant d’autres encore, nous les connaissons tous…

    Pourquoi à ton avis les femmes ont-elles été obligées d’écrire sous pseudo ou de prendre des pseudos d’hommes… ?

    Sinon sur Sollers, mmh, j’ai essayé de lire "Femmes", je ne sais pas… c’est normal que je n’arrive pas à dépasser les 10 premières pages ? 🙂

    • folantin sur 9 mars 2009 à 14 h 38 min
    • Répondre

    roth je connais pas bien mais j’ai pas l’impression que ça se situe sur le même plan en effet. Ne serait ce que parce que ça n’est pas "apétissant". Ca produit un effet de recul.

    Sinon je vois guère que matzneff qui se prenne encore pour casanova, mais lui c’est différent : rayon freaks de ta librairie ; on publiera pareillement un homme ou une femme qui clamerait sa passion exclusive pour les animaux de la ferme ("chaude lapine", le livre de la rentrée).

    enfin tu me donne le sentiment de mélanger les problèmes d’époques qui n’ont plus rien de commun (toute la différence entre écrire sous pseudo et poser en culotte quoi).

  2. "Pourquoi à ton avis les femmes ont-elles été obligées d’écrire sous pseudo ou de prendre des pseudos d’hommes… ?"

    > J’ai l’impression que la tendance actuelle tend à inverser les rôles. Je suis en train de me demander si je ne vais pas prendre un pseudo féminin si je veux avoir une chance de me faire publier…;-)

  3. (sourire) (… un peu jaune)
    bon eh bien il y a encore du boulot pr faire changer les mentalités…

    • folantin sur 10 mars 2009 à 21 h 11 min
    • Répondre

    nan chais pas, je trouve qu’elles ont bien changé les mentalités. A la place des 2-3 sufragettes d’hier, on a gagné une cohorte de paris hilton de prisu (mais la bataille de la visibilité continue – nous ne cederons pas avant le prix nobel de Loana)

  4. Je trouve au contraire que les George Sand, Simone de Beauvoir et autres Anais Nin sont surmédiatisées, qu’au nom du féminisme actuel on réécris l’histoire pour leur donner une importance qu’elles n’ont pas. Le couplet des académiciens machos qui font bloc pour museler les écrivains femmes, on dirait de l’Elisabeth Badinter! Peut-être que le soucis, comme vous le disiez, c’est que les femmes ne savent pas se "vendre", là où les écrivains masculins squattent les revues littéraires et les amphithéatres.
    Aujourd’hui, on met surtout l’accent sur les écrivains femmes. Il suffit de comparer la médiatisation de Lolita Pille et celle de son clone masculin, Thibault De Montaigu. Une écrivain femme passe toujours mieux à la télé, surtout si son livre est vaguement érotique.
    Bref, je ne comprends pas trop votre "où sont les femmes?"

  5. Mon propos n’est pas de dire "où sont les femmes?" mais de s’interroger sur la rareté des femmes écrivains (pourtant nombreuses à écrire) élevées au statut de "grand écrivain", comparativement aux hommes.

    Un fait que j’explique non par le manque de talent ou d’infériorité littéraire aux hommes, mais par les différentes raisons développées dans cet article.

    + les différents préjugés illustrés encore ici et là (une femme qui écrit = "pétasse", "bombasse", "loanasse" et j’en passe… hum les rimes ne st pas volontaires 🙂

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