« Contribution à la théorie du baiser » d’Alexandre Lacroix : « Le baiser est l’alpha et l’oméga de l’expérience amoureuse. »

Dans « Contribution à la théorie du baiser », Alexandre Lacroix (auteur de divers romans autofictifs et directeur de Philosophie magazine) raconte qu’un soir, sa femme lui a fait le reproche de ne pas l’embrasser assez et d’être « aride ». Au lieu de la prendre dans ses bras et la couvrir de baisers, ce dernier hausse les épaules et… rédige un traité sur l’Histoire du baiser ! Sous tous les angles : historique, artistique, littéraire, physiologique voire métaphysique (comme la présence des dents qui lui donnent « une saveur d’outre-tombe »). Mais aussi ses significations cachées dans le langage amoureux (l’oubli du baiser, le sacrilège d’embrasser les yeux ouverts…) et un appel à sa réhabilitation (car il serait menacé d’extinction selon lui !). De son origine chrétienne sous la Rome Antique aux poètes de la Renaissance jusqu’au cinéma hollywoodien, il retrace son évolution.


Le baiser dominateur et viril de Rhett Butler à la rétive Scarlett Ohara…

On ne sait pas si son épouse aura finalement obtenu satisfaction mais le lecteur lui, se régalera à la lecture de cet essai brillant, original, étonnant, drôle, émouvant et instructif qui mêle habilement divers prismes et registres : de l’analyse académique aux souvenirs plus personnels (de son premier baiser de collégien à l’homme divorcé en quête d’aventures…) à divers passages poétiques et sensibles sur l’art du baiser. Extraits choisis de ce magnifique livre sur lequel le bouche à oreille, voire bouche à bouche (!), est indispensable :

Extraits choisis :

Et si l’acte d’embrasser (versus l’acte sexuel) était plus révélateur qu’il n’y paraît ?
« On peut faire l’amour à quelqu’un pour qui on ne ressent plus rien, et prendre du plaisir quand même. L’embrasser, lentement, sensuellement, quotidiennement serait un supplice. »

« Il y a dans l’amour une force irréductible ; ce sentiment ne se commande pas, il est hors la loi, asocial, et c’est ce qui fait sa grandeur mais le distingue aussi du simple instinct sexuel. Si l’instinct sexuel commandait nos seuls comportements, le coït suffirait amplement (…). Mais la nature a placé aussi en nous des besoins plus désintéressés, un désir d’union plus profonde, c’est pourquoi nous nous embrassons. »

« J’ai mis longtemps à comprendre que le rejet de l’Autre commence par la bouche. La transfiguration ne fonctionnait plus. Pour elle, ma bouche était redevenue un trou de viande trempé de salive, un truc assez dégueulasse tout compte fait

Les secondes qui précèdent un baiser…
« Admirables m’apparaissent à cet égard, les secondes qui précèdent le contact des lèvres. Le visage se prépare pour embrasser : il se métamorphose à vue d’œil. On pourrait dire qu’il s’ouvre. Mais ce n’est pas tout. Au cours de ce bref laps de temps, deux ou trois secondes maximum, un certain désordre se manifeste. Les proportions entre les sourcils, la pointe du nez, les fossettes, le menton ne sont plus si bien réglés. L’harmonie préétablie vacille. Ca bouge. Comme une boule à neige dont les flocons s’envolent quand on la secoue, le visage va devoir se recomposer. Et c’est dans la sérénité du baiser que cette remise en ordre aura lieu, les paupières closes le plus souvent. Pendant que les lèvres et les langues se touchent, l’expression s’immobilise en une statuaire. Un instant éventée, pulvérisée, l’identité s’agence de nouveau. Avant l’acte sexuel, le visage se modifie aussi, mais de façon différente. (…) Le baiser n’implique pas les mêmes affects. Plus léger, il est débarrassé de ce voile de haine qui opacifie le regard sexuel

Le baiser : arrêt sur image
« Il arrive aussi qu’un rideau de cheveux ondule, qui protège des regards indiscrets. La pénombre de la chevelure, où filtre une lumière mouvante, récrée autour des amants des mondes en miniature. Elle véhicule des arômes, tabac, shampooing, parfum et, en sourdine, cette évocation plus musquée du cuir, de l’intimité. Bien sûr, le dessin et la texture des lèvres, selon qu’elles sont fines, protubérantes ou épaisses comme des édredons, jouent un rôle dans le baiser. Ainsi que la forme et l’agilité de la langue. Mais parmi les données physiques les plus propices à la volupté du bouche-à-bouche, il y a l’abondance, le poids et les teintes olfactives des cheveux, sous lesquels les amants se retrouvent enfin seuls et délivrés des perturbations extérieures, comme dans une chambre. »

La valse hésitation du premier baiser…
« Pour moi, ça se passait le plus souvent ainsi : nous sortons d’un café. Tu te mets à marcher plus lentement. Nous ne savons pas où aller ensuite, préférant improviser. Tu ne dis rien. Nous n’avons même pas emprunté la direction d’une bouche de métro. Et pourtant le but de notre divagation, au bout de cent mètres, devient clair, explicite. Tu as considérablement ralenti, c’est à mon tour de m’immobiliser. Je te prends la main, ou l’épaule, ou le coude. Tu pivotes de quatre-vingt-dix degrés sur toi-même. Maintenant, nous sommes face à face. La lumière pêche des réverbères colore ta peau plutôt blême en extérieur nuit. Les cheveux, autour de ton visage, palpitent comme des algues d’eau douce au fond d’un ruisseau chahuteur. Tes narines frémissent, tu manques d’air. Tu sais que je vais t’embrasser, c’est pourquoi tu marques un recul. Tu te réfugies dans le réflexe facile de la dénégation : « Est-ce que tu es sûr de ce que tu fais ? » demandes-tu en avançant le menton en pointe. « Tu le veux vraiment ? » Tu laisses un silence.
« Je ne vais pas rendre ta vie encore plus compliquée ? » Ou bien : « Je ne suis plus tout à fait certaine, là, je ne sais pas très bien où j’en suis… » L’erreur absolue serait de te répondre, de faire retomber la tension par des mots. Il te fallait mettre un dernier obstacle, pour donner du sel à la situation. Je me penche sur toi. T’embrasse. Tout autour, bien que nous soyons immobiles, la ville ressemble à un manège, un charivari électrique. Et c’est bon de penser que les passants nous voient, que nous nous moquons de leur jugement. Ils sont innombrables, mais nous sommes seuls à nous être trouvés. Les piétons errent sans but, désorientés : ce sont des électrons libres qui poursuivent une trajectoire absurde, quand nous avons des atomes crochus. Une capitale entière s’annule, dis millions de personnes disparaissent quand nos paupières se ferment. La ville qui nous a bercés et rapprochés, enfin s’éloigne. Le baiser est l’oasis du macadam.
» [Alexandre Lacroix]

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A noter aussi l’intéressante analyse littéraire du baiser que livre Alexandre Lacroix dans sa réflexion :
il remonte au Siècle des lumières où Voltaire s’est fait le fossoyeur du baiser tandis que Jean Jacques Rousseau en fait la scène culminante entre Julie et Saint Preux dans La Nouvelle Héloise : « Donné dans un bosquet, ce baiser ne laisse pas d’évoquer le jardin d’Eden ou l’épisode du buisson ardent. Chargé d’un mysticisme sans intellectualisme, la naissance de la vision romantique du monde… », commente-t-il. Il oppose plus particulièrement ce baiser romantique de Rousseau au baiser libertin voire carnassier du marquis de Sade (l’Histoire de Juliette) (« Il suffit d’un rien pour que leur baiser se mue en une abominable dévoration. »). Et livre ainsi un intéressant parallèle entre les deux qu’il estime puiser leur inspiration à la même source : la nature. D’après lui, nous naviguons entre ces deux extrêmes : d’un côté le besoin du baiser romantique lié à la vie conjugale et sentimentale et de l’autre, la recherche/plaisir du baiser plus animal des aventures sexuelles (recherche de nouveautés sexuelles) : « En d’autres termes nous ne savons pas choisir entre Rousseau et Sade ». On le voit, Alexandre Lacroix est malgré tout prompt à la généralisation, c’est peut-être l’un des (rares) défauts de son essai.

Il partage encore diverses citations et descriptions dont ce beau passage de Proust (« Un amour de Swann ») où le visage de la femme « non encore possédée ni même embrassée » est comparé à « un paysage qu’on va quitter pour toujours ». Le plus drôle étant peut être l’extrait d’Albert Cohen dans Solal où le baiser est « la soudure de deux tube digestifs » !
On remarquera néanmoins l’absence criante (volontaire ou non ?) du baiser symbolique si caractéristique des contes de fée, de celui qui éveille les princesses de Blanche Neige à la Belle au Bois dormant… [Alexandra Galakof]

A lire aussi :
A propos d’un (premier) baiser, version littéraire : Nicolas Rey, Arnaud Cathrine, Niccolo Ammaniti, Anna Rozen, Lola Gruber, Jeffrey Eugenides, Matzneff, Fitzgerald, Bukowski, Djian, Sagan…

1 Commentaire

    • Sarahcarabin sur 1 novembre 2011 à 15 h 04 min
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    Article intéressant.
    Juste une p’tite remarque : le lien "A propos d’un (premier) baiser" ne marche pas.

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