Claustria de Régis Jauffret : « Faire pousser une famille dans une boîte, une serre opaque à sept pieds sous terre… »

Jauffret choisit, dans Claustria (contraction d’Autriche et claustration), de se faire enquêteur entre roman et investigation. L’ancien rédacteur en chef de « Dossiers criminels » choisit de nouveau un fait divers comme matériau romanesque (après « Sévère » inspiré de l’affaire du banquier Stern en 2010) et fait polémique: l’atroce cas « Fritzl », mêlant inceste et séquestration durant 24 ans en Autriche ayant (d)éf(f)rayé la chronique en 2008. Il aura ainsi inspiré deux romans, après la « Room » de l’australienne Emma Donghue du point de vue de l’enfant, . Si certains clament au chef d’œuvre sur la « condition humaine » ou encore « la monstruosité », d’autres lui reprochent de brouiller les genres ou encore de faire le procès de l’Autriche. Et si tout n’était qu’une histoire de boîte(s) ?

« (…) Et il y avait les ombres portées puisqu’il y avait la télévision. Platon, au fond, parlait de ça .La télévision – « le personnage principal ». Sans elle, ils n’auraient peut-être pas survécu. Sans elle, je n’aurais pas pu écrire ». Confondant les images avec les faits, l’écran et la réalité, les enfants « ont représenté une nouvelle civilisation ».

Le périlleux exercice entre fiction et réalité

Ce qui gêne en premier lieu est la forme choisie par Jauffret : celle du « roman d’investigation ». Une sorte de « fragment de la vie des gens » façon Emmanuel Carrère, où le romancier rapporte à travers sa subjectivité le compte rendu de d’une enquête de 3 ans sur le cancer de sa belle soeur (interview croisées du beauf, des voisins, des collègues de travail). Si « D’autres vies que la mienne » était un livre très réussi, poignant comme il faut, et surtout d’une authenticité rehaussée par la situation de spectateur participatif du narrateur), Claustria souffre d’une promesse faussée dés le départ par la quatrième de couverture. Celle-ci nous le présente en effet « comme une fable métaphysique : le mythe de la caverne « incarné » par l’intercession de l’inventeur du téléviseur et d’un ingénieur en béton. »

Or justement, de prime abord, l’effet de réel ne fonctionne pas. Le mythe de la caverne annoncé ressemble tout juste à une histoire de boy scout pour se faire peur au coin du feu.

Naturellement, ce jugement peut engager la subjectivité du lecteur autant que la technique de l’auteur. On pourrait supposer que toute cette histoire est tellement insoutenable que la conscience de l’honnête bourgeois se refuse à en accepter la réalité. Je préfère m’épargner une pénible auto-analyse en examinant ce qui cloche dans l’écriture. Donc : Claustria est un roman nous précise-t-on en préambule, « le fruit de la création de son auteur ». D’ailleurs, hormis l’auteur du crime, la ville du crime et le pays du crime, tous les noms cités dans le livre sont imaginaires. Dans « Sévère », les protagonistes n’avaient pas de nom mais il y a quand même eu procès. Dans « Lacrimosa », il n’y avait pas de meurtre mais il lui a quand même fallu tout réinventer. A ce stade on peut commencer à parler de rapports conflictuels avec la réalité. Avec cette fois des dommages collatéraux du coté de la fiction. En effet pour le lecteur, tout ce qui se déroule dans un roman a valeur de réalité. On appelle ça le pacte de fiction : le chevalier inexistant est réel, puisqu’il est le héros du roman éponyme de Calvino. Il pourrait en aller de même pour Fritzl, quand bien même celui ci ressemblerait d’avantage à un ogre des frères Grimm…

Jauffret, l’intrus de Claustria

Seulement Claustria abrite un tiers intrus à la fiction, qui n’est pas Fritzl, mais Jauffret lui même. Jauffret rouletabille, qui tel un Hondelatte de « faites entrez l’accusé » transforme les crimes les plus crapuleux en un petit théâtre de guignol. Ici il ne s’agit pas de juger l’homme ou son enquête (à la limite: on s’en fout) mais l’écrivain et le récit qu’il en donne. Tous les passages qui se rapportent aux circonstances dans lesquelles les informations sont obtenues ont pour effet de jeter un soupçon sur les moindres faits qui seront rapportés par la suite. Jauffret nous rappelle sans cesse qu’il ne parle pas autrichien ni allemand, se fait plus ou moins chaperonner par une riche viennoise qui lui ouvre des portes mais est assez maladroit pour se faire systématiquement éconduire par les témoins qui lui sont présentés. Ceci donne une succession de chapitres embarrassants où par exemple, rentrant bredouille du bordel local, il entreprend de décrire dans les moindres détails les galipettes de Fritzl avec les putains. Ou encore cette visite du domicile de Fritzl, d’une emphase burlesque à faire passer la baraque de massacre à la tronçonneuse pour la maison de pain d’épice de Hansel et Gretel. Il y a chez Jauffret une coquetterie d’autodénigrement qu’on avait pu déjà observer dans Microfictions ou Lacrimosa, mais qui cette fois, au delà de lui même, jette le discrédit sur des faits trop graves pour qu’on l’accepte. Car en fin de compte celui qui ne dispose que de ses maigres souvenirs de l’affaire et ce qu’il a pu en relire sur Wikipédia reste dans l’expectative face à certains passages du livre :

– Avant de séquestrer sa fille, Fritzl aurait séquestré sa mère pendant des années, sans que personne ne remarque rien (?) ;

– La maison de Fritzl aurait hébergé de multiples locataires qui, comme sa femme et ses enfants « officiels », auraient préféré ne rien entendre (!?) ;

– Fritzl serait également l’auteur de plusieurs viols suivis de meurtres dans la région (allégation qui, indépendamment de sa vraisemblance, reste finalement anecdotique).

Certes avec internet, il ne tient qu’au lecteur de recouper les informations, faire sa propre enquête etc. Si on a pas envie de jouer à mensonges salades ou vérité par contre, c’est vite agaçant.

Simplement franchement absolument dégueulasse. Comme il le fallait.
Tout n’est pas à jeter dans Claustria pourtant, et c’est encore le plus énervant. Lorsqu’il range ses problèmes d’ego pour se concentrer sur son récit, c’est à dire lorsque la problématique du « vrai » et du « faux » passe à la trappe, Jauffret arrive à capter le feeling de la situation et autant le dire ça va très au delà de toute idée abstraite qu’on pouvait en avoir. Il faut attendre 220 pages pour qu’il entreprenne enfin de décrire la lente maturation du projet d’inceste paternel. La concupiscence qui gonfle comme un abcès, les premiers attouchements, la dévastation psychique de la gosse… C’est sans concession et à 100 000 lieues de toute espèce d’érotisme nabokovien, vaseline hamiltonienne ou autre saloperie de lemon incest. C’est simplement franchement absolument dégueulasse. Comme il fallait que ce soit.

A partir de ce moment les choses s’arrangent sensiblement. La version des personnages s’impose peu à peu sur l’aversion des témoins. Après le récit de la fugue d’Angelika, road movie microscopique et enchanté dans la campagne autrichienne (pour lequel l’auteur juge encore utile de préciser qu’il se fonde sur le témoignage incertain d’un petit ami dont il n’a rencontré que la page Facebook), on atterrit dans la cave. Là plus vraiment d’histoire à raconter. Seulement une suite de péripéties atroces et répétitives, d’une monotonie renforcée par la chronologie morcelée. Des viols, des naissances, des coupures d’eau et d’électricité, des enfants qu’on élève, des enfants qui sont enlevés, la faim, les dents cassées qui s’infectent et se déchaussent, l’ennui, le détournement narcotique du sirop pour la toux, le tortionnaire dont on craint plus l’absence que le retour. La télévision en récompense des années d’aliénation.

Du voyeurisme ?
L’accusation de voyeurisme pourra sans doute être soulevée, comme à chaque fois que des choses déplaisantes sont données à voir. En racontant la vie dans la cave de Fritzl, Jauffret met en abyme un dispositif inédit de télé-réalité. La représentation d’un Monde coupé du Monde, dans lequel la réalité n’est intégrée que par le truchement sa représentation télévisuelle. Un loft où on entre par le sas de l’utérus et dont l’unique spectateur choisit qui il fera sortir. Fritzl arbitre suprême des privations comme des récompenses. Et la boîte dans la boîte, qui prétend que le vrai monde serait hors de la boite. Le monde c’est à dire tout ce qui à lieu selon Wittgenstein, qui précise par ailleurs que « le sujet n’est pas dans le monde, mais il est une frontière du monde. »(TLP 5.632). Précisément : depuis « Seule au milieu d’elle », tous les personnages de Jauffret ne sont que des boites closes, la horde primitive de l’imaginaire contenue grouillante derrière la barrière du principe d’incertitude. Par où cette sordide petite histoire renvoie moins au ciel des idées platonicien qu’à l’enfer des cerveaux humains, et où l’investigation foireuse de la première partie rejoint la crédibilité fictionnelle de la seconde. Le sujet ne cherche pas à connaitre la vérité mais à la produire, c’est à dire à assujettir les autres dans la cage de sa propre imagination. [Bran L.L]

1 Commentaire

    • Laurence Biava sur 14 février 2012 à 16 h 47 min
    • Répondre

    Pourquoi j’ai aimé
    En 15 points :

    1) J’ai adoré ce grand roman qui est pour moi le meilleur roman de la rentrée de janvier. Un
    chef-d’œuvre. Trame et problématique mêlées partant d’un fait divers aboutissent à une
    fiction ensorcelante, presque plus vraie que nature.

    2) Le processus de narration qui déboule en flashbacks à partir de l’existence de Roman
    fascine, envoûte autant qu’il désespère, car ce qui est raconté avec ce premier protagoniste est
    proprement horrible. Evidemment.

    3) J’ai beaucoup aimé l’idée du roman d’investigation, comme dans « Sévère », où l’auteur
    enquête, suit des pistes, déplie des procédés, dénoue les intrigues. A sa façon, il est un auteur
    engagé. C’est grand.

    4) L’idée qu’on puisse, en préambule, faire le rapprochement avec le mythe de la Caverne de
    Platon est déjà quelque chose d’immense. Projet très ambitieux. L’avertissement du début est
    amplement précautionneuse. Bien qu’il soit affranchi, Jauffret a raison, il ne veut pas se
    retrouver devant la justice une nouvelle fois.

    5) On aime ou non la patte Jauffret (je le lis depuis Microfictions mais ne connaît pas ses romans antérieurs) : cette manière unique de peindre une toile, de raconter une histoire, de
    pénétrer le cerveau, l’âme des protagonistes, de leur donner vie est exceptionnelle. Emballée.

    6) Claustria est un roman très dur, très âpre, et c’est cette dureté qui le rend unique en son
    genre. Même s’il donne la nausée ou le vertige. Là aussi, il faut y aller, comme voir des
    images difficiles à la télé. Parce que c’est du mouvement, de l’ébullition, la mort, ça fait aussi partie de la vie.

    7) Jauffret a voulu s’emparer de la réalité par la fiction : pour transgresser le crime, parce que
    la réalité précisément ne sera jamais sue. Seul l’imaginaire peut dire l’horreur, je pense qu’il a
    imaginé l’impossible réalité à dire telle que Fritzl lui-même ne saurait la dire. Ce sentiment de
    faire jaillir ce qui vient du bas-fond, en imaginant l’incroyable, ne m’a pas quittée tout au long de ma lecture.

    8) Il n’y a pas de conflit entre la réalité et la fiction, tout est clair La fiction crée une distance
    et vient sans doute combler les lacunes du réalisme de Jauffret enquêteur à qui il a sans doute
    été empêché de tout voir ou d’accéder à tout : c’est perceptible à partir des trois quarts du livre et à la fin.

    9) Roman, Anneliese, Angelika, Fritz : scènes trop glauques pour être racontées, lecture
    éprouvante, viols incessants, mais quel nerf de halètement dans la narration même si on a
    parfois le sentiment d’avoir affaire à un roman immobile où il ne se passe pas tant de choses
    que ça, hors le quotidien tragique des détenus.

    10) Ce qui frappe, c’est le manque d’épaisseur de Fritzl, homme sans envergure, flamboyance, sans conviction, malade mental qui ne comprend rien à ses visites nocturnes, à son harcèlement, et la volonté de raconter cette histoire avec un désir de profondeur, une
    vraie sincérité pour saisir le quotidien, la souffrance, la logique de cette terreur, si tant est qu’il y en ait une.

    11) L’image de l’Autriche ne sort pas grandie de ce roman, on dirait un pays aveuglé par ce
    séisme humain.

    12) C’est une œuvre risquée, courageuse, il fallait s’y atteler, mordre la poussière, ne pas craindre la polémique. Aussi dure fut elle, je sais gré à quelques écrivains de se mettre
    toujours dans des postures inconfortables.

    13) il me semble que le rapport au temps et à la durée est bien étudié : écrire un roman de
    536 pages censé relater 24 ans de la vie d’individus dans un trou, il faut le faire. Déjà, même
    cette conception, si on n’est pas un grand écrivain, elle est impossible à formuler, à concevoir.
    Or Jauffret y est parvenu.

    14) Ma seule déception, c’est le style : quelques métaphores, quelques aphorismes, une
    écriture en relief, mais un peu monotone, laconique, alors que ce n’était pas le cas
    dans « Microfictions ». Ce qui intéressait ici Jauffret, c’était l’enquête, la minutie du détail, la
    monstruosité existentielle, des précisions, la quête du factuel, de l’authentique « fictionnel ».

    15) Extrait page 361

    « Elle avait essayé de compter les jours depuis sa descente à la cave. Les premiers temps, elle
    était enchaînée et sans aucun moyen d’écrire. Elle avait essayé de tracer des croix sur le sol
    dans l’obscurité, le sol était trop dur. Elle avait voulu graver les croix dans sa mémoire, les
    imaginer par paquets de sept, de trente, de trente et un. Elle comptait un jour nouveau à
    chaque réveil. Mais ses nuits étaient longues. Son organisme faisait tout son possible pour la
    soulager. Quand Fritzl ne la réveillait pas d’un viol, elle dormait souvent vingt quatre heures
    d’affilée, quarante-huit, soixante, et elle ne se souvenait pas s’être levée comme une
    somnambule pour se traîner jusqu’au siège des toilettes ou laper l’eau au robinet du lavabo
    pendant son interminable somme ».

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