La misogynie de Flaubert (extraits de sa Correspondance)

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Bien que souvent passée sous silence ou minimisée/relativisée, la misogynie de Flaubert était pourtant une réalité bien concrète (et communément partagée par ses contemporains), qui permet, lorsqu’on s’y penche de plus près d’éclairer son œuvre, et en particulier ce qui est souvent considéré comme son chef-d’oeuvre, Madame Bovary. On en trouve ainsi d’innombrables exemples dans sa Correspondance où il exprime avec véhémence son mépris voire une véritable haine pour ce qu’il considère comme « l’élément typiquement féminin », se livrant à diverses généralités de bas étage. Lors de son étude en classe, il serait donc bon que les professeurs rappellent cette dimension, certes peu reluisante de l’auteur, mais finalement assez essentielle à l’approche et l’analyse de ses romans pour une saine mise en contexte et perspective…

La pensée de Flaubert s’articule autour d’une dichotomie stricte entre le mâle et le femelle. Tous ses jugements de valeur sont dés lors fondés sur cette polarité originelle.
La virilité en littérature est ainsi invariablement valorisée, et les éléments dont elle se compose en bénéficient automatiquement. Inversement tout ce qui est associé à la féminité dans l’art est discrédité. Cette conception qui n’est pas toujours explicite constitue le noyau de la critique Flaubertienne. C’est ainsi que Flaubert distingue les écrivains « virils » des « efféminés » (et par extension les « phrases femelles » qu’il tient en horreur et les « phrases mâles » qu’il aime), une « littérature de muscles » et une « littérature de nerfs ». Il a aussi recours à une troisième catégorie équivalente à des « androgynes » (regroupant les auteurs de sexe féminin ayant écrit de grandes œuvres et qui viennent donc contredire ses « règles » et qu’il catégorise donc comme « viriles »). La mauvaise foi ne lui faisait pas peur !
La virilité d’une œuvre n’est donc pas en corrélation avec le sexe effectif de son auteur. Il constate d’ailleurs que la race des mâles en littérature est bien plus restreinte que son opposé (i.e, peu de chefs d’œuvre). Seuls Zola et Hugo sont d’ailleurs les deux qui trouvent grâce à ses yeux, et bien sûr la littérature classique antique (il s’efforçait de lire Homère dans le texte, en grec), connue pour sa misogynie primaire.

Convaincue de l’immoralité de la femme, il écrit par exemple à Ernest Chevalier dés 1841 que la femme et « une espèce assez stupide, un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal » ou encore « il y a du vent dans la tête des femmes comme dans le ventre d’une contrebasse« .

Cette dernière se définit, selon lui, d’abord par son accablante infériorité qui découle de son attirance pour la superficialité et de son absence de sens artistique, qui sont des conséquences de son aveuglement devant la vérité et son indifférence foncière au Beau.

« Par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité… est la cause de ces déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune » (XIII, 186/87, 24-4-52).

Il assimile la féminité à une dégradation de la pensée et de la poésie.
La femme peut être sujet de la littérature mais elle ne peut pas être artiste. Dans une lettre de 1853, il écrit ainsi: « la femme est un produit de l’homme. Dieu a créé la femelle, et l’homme a fait la femme; elle est le résultat de la civilisation, une oeuvre factice. » Il vouait d’ailleurs une profonde aversion pour les « bas bleus », le nom péjoratif qui était donné aux femmes intellectuelles de l’époque qui avaient la « prétention » de vouloir s’instruire et écrire.

Finalement Flaubert perçoit le femelle comme la parfaite négation de tout ce qui lui tient à coeur :

« Les femmes qui ont tant aimé, ne connaissent pas l’amour pour avoir été trop préoccupées ; elles n’ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours pour elles, qu’ils se rattachent à quelque chose, à un but, à une question pratique.
Elle écrivent pour se satisfaire le cœur, mais non pour l’attraction de l’Art (XII, 492, 12-8-46).
Les femmes, qui ont le cœur trop ardent et l’esprit trop exclusif, ne comprennent pas cette religion de la beauté, abstraction faite du sentiment. Il leur faut toujours une cause, un but
 » (XII, 480, 6-8-46).

NB: des préjugés sexistes qui l’inspireront pour commenter par exemple à propos du caractère d’Emma Bovary: « Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son coeur, étant par tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages. »

A ces yeux, la femme ne sait pas réfléchir et préfère l’émotion et le registre du pathos, comme lorsqu’il assène à L.Colet qu’elle « fait de l’art un déversoir à passions, une espèce de pot de chambre où le trop-plein-de-je-ne-sais-quoi a coulé« . Charmant ! Le sentimentalisme doit donc être banni de l’art pour lui.

Cette polarisation sexuée s’inscrit dans la doxa phallocratique de l’époque (et qui prend ses racines dans l’antiquité, et probablement depuis les débuts de l’humanité !). Elle reflète le discours médical sur l’infériorité physique et mentale du « sexe faible ». La féminité y est perçue comme une infirmité dont on peut discerner les symptômes dans les dimensions réduites du corps et de la boîte crânienne.

De la même façon Flaubert cultive une aversion pour ce qu’il appelle les styles littéraires « efféminés » ou « dégénérés » qui étaient en effet au cœur du débat au XIXe siècle et depuis la fin du XVIIIe outre Manche, avec une crise de la virilité se manifestant notamment par un regain d’intérêt pour les duels et autres démonstrations viriles musclées et sanglantes (cf. Histoire de la virilité au XIXe siècle et Notes d’un souterrain de Dostoïevski). Lamartine personnifiait ainsi selon lui les pires tares littéraires : l’abondance facile, le manque de rigueur, l’absence de cohérence. Flaubert méprise ses langueurs diffuses et ses « vers lâches ». Il n’avait ainsi de cesse de l’invectiver : « C’est une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur. Ces phrases-là n’ont ni muscles, ni sang ». (XIII, 342, 17-5-53). A noter que la métaphore corporelle (celle des « muscles » et celle du « souffle » symbole de la virilité donc) revient souvent (cf. ci-dessous invective à Louise Colet).

« C’est un esprit oenuque, la couille lui manque. » (XIII, 323, 6-4-53)

Il rejette aussi chez Stendhal ce qu’il ressent comme de la féminité, comme par exemples ses personnages qu’il estime faibles par leur velléités, son style pas assez concis et donc désintégré. Il le catalogue comme un « homme de goût » ce qui relève du maniérisme et de la finesse, autant de caractéristiques à la féminité intrinsèque. Avant 1860, avant de le fréquenter, il classe Sainte Beuve dans la même catégorie pour sa finesse et son manque de vitalité. Quant à Musset, il incarne à ses yeux l’inauthenticité (autre symptôme femelle) et n’a pas la moindre affinité avec les qualités mâles. En cause, son sentimentalisme et sa pose qui entravent son écriture faite de « poésie parlée… en phrases » (XIII, 217, 5/6-7-52) où Flaubert ne voit que des « exhalaisons d’âme » jetées en vrac. Elles le poussent à l’exaltation du gentil, du charmant et fortifie sa « manie de l’étriqué ». Son plus grand défaut est d’avoir « mis en axiomes et pratiqué ‘la poésie du coeur’ (double farce à l’usage des impuissants et des charlatans) » (XIV, 14, 11-59).

Le « cœur » (« un mot funeste » écrit-il) ou encore vouloir « aimer avec l’âme » au détriment de la chair sont des sottises de femme. Cette conception extrémiste reflète probablement un problème de l’auteur connu pour sa vie amoureuse compliquée, que Barbara Vinken mettait notamment en évidence dans son article « Le continent noir du désir masculin : Colet et Flaubert, encore » : « Son incapacité d’aimer est formulée par Flaubert d’un côté comme pratique hygiénique ultra-machiste de la « baisade » ou de la « foutrerie » et de l’autre côté dans un discours ascétique, voire monacal, d’une « vie pour l’Art » (…). Flaubert déplace le drame de la castration de l’amour dans l’écriture. Il produit une œuvre, un corpus phallique, dont tout ce qui est féminin – mou, flasque, ruisselant – doit être rigoureusement éliminé. Mais ce corpus informé dans son travail stylistique par le modèle physiologique du sexe masculin, phallique, met en scène une identification désespérée avec celles et ceux mortellement blessés d’amour. Le texte flaubertien n’est donc pas, comme on l’a souvent soutenu, qu’une assertion de sa virilité. Il serait plutôt à la fois mise en scène et triomphe sur le drame de la castration. »

Les foudres anti-femme de Flaubert se sont aussi abattues sur George Sand, qui s’insurge violemment contre son œuvre au motif qu’elle lui sert à « glorifier sa féminité ».
Or les femmes sont « la désolation du juste » (XIV, 444, 19-9-68). Sa prose « sent les fleurs blanches » (XIII, 250, 16-11-52). Flaubert est aussi outré par son expression du « moi » qui se répercute de ce fait sans un style lâche, pitoyable à ses yeux. Il s’insurge par conséquent contre ses effusions affectives, son lyrisme larmoyant et son socialisme édifiant (en particulier sans son « Histoire de ma vie » qui paraît en feuilleton). Il reproche à Sand de ne pas écrire avec la tête car l’expérience sentimentale comme source d’inspiration est chez elle un défaut majeur
Il lui recommande ainsi de se « faire une cuirasse secrète composée de poésie et d’orgueil, comme on tressait les cotes de maille avec de l’or et du fer. Tâche d’anéantir ta susceptibilité nerveuse (=féminité). » (XII, 551, 13-10-46) et regretta avant leur rupture de ne pas avoir réussi à faire d’elle « un hermaphrodite sublime ».

Il essaie tout autant d’exhorter Louise Colet (sa maîtresse pendant un temps qu’il dénigrera après leur rupture au point de parvenir à mettre son oeuvre dans l’ombre) à s’affranchir de l’asservissement à l’écriture femelle (c’est à dire lyrique). « Ta seconde faiblesse c’est le vague, la tendromanie féminine. Il ne faut pas quand on est arrivé à ton degré que le linge sente le lait (…) rentre, resserre, comprime les seins de ton coeur, qu’on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes oeuvres,jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à certaine place, et puis le reste traînait en replis mous » (XIII, 327, 13/14-4-53).

« O femme ! Femme, sois-le donc moins, ne le sois qu’au lit ! » (XIII, 232, 4-9-52)

Un écrivain qui s’adonne au lyrisme appartient pour Flaubert à la catégorie femelle et sombre inéluctablement dans une écriture lâche, molle, sans structure définie, qui n’est qu’un reflet de la carence au niveau du projet littéraire. En condamnant le style efféminé d’un poète romantique par exemple, c’est donc l’œuvre jusque dans son noyau qu’il attaque.
« Musset est avec Lamartine l’écrivain le plus embourbé dans une fausse conception de l’art, qui va de la conviction qu’il suffit de souffrir pour chanter à l’usage imprécis des mots et d’une syntaxe lâche » (XIII, 213, 26-27-6-52).
C’est en abjurant la féminité qu’il devient possible de faire œuvre de littérature.

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Le problème avec la Bovary et ses descendantes… (de Flaubert à S. Divry, L.Slimani, Reinhardt…)

« Les femmes qui lisent sont dangereuses » : malaise masculin, invention de « l’hystérique » et du « bovarysme »
Sources : Gustave Flaubert, critique: thèmes et structures de Claire-Lise Tondeur

Masculin/féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle de Christine Planté