Verre cassé d’Alain Mabanckou: « C’était la vie, un jour ça va, un jour ça ne va pas, l’essentiel c’est de rester debout, les cheveux dans le vent »

Verre cassé est le cinquième roman du Franco-congolais Alain Mabanckou, publié en 2005, alors âgé de 39 ans. Celui-ci marque sa consécration après déjà plusieurs romans remarqués. Il est couronné de nombreux prix comme le Prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs, le Prix des Cinq Continents de la Francophonie et le Prix du livre RFO et s’affiche finaliste de la liste du Renaudot. Il est, de plus, adapté au théâtre plusieurs fois jusqu’à être en 2012 élu par le quotidien anglais The Guardian comme l’un des 10 meilleurs livres africains contemporains. L’auteur a reconnu lui-même dans une interview que l’opus, par son style singulier et très personnel, a marqué une transition dans sa bibliographie : « Quand j’ai écrit «Verre cassé», je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu.« * Ecrit dans la solitude des Etats-Unis et de l’Afrique, l’auteur globe trotter commentait sa place particulière: « Je change de registre, je prends des licences dans l’écriture. C’est d’ailleurs le livre vers lequel les lecteurs me ramènent toujours. »**
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Et pourtant, comme il le souligne également, le livre atypique a eu du mal à se faire éditer: « Verre Cassé est mon livre le plus difficile à lire parce qu’il a une forme éclatée. La ponctuation s’y résume à des virgules, les références littéraires fourmillent… Ces difficultés avaient d’ailleurs fait craindre le pire à mon éditeur. »*** Et contre toute-attente, grâce au bouche à oreille, c’est un carton avec plus de 80 000 exemplaires vendus entre 2005 et 2009 !
Rétrospectivement, il a déclaré que Verre cassé était peut-être le plus représentatif de son univers livre en réunissant tous les thèmes qui lui tiennent à coeur et qui composaient ses quatre précédents : « la mère, le voyage, la lecture, les livres, l’enfance, les relations avec d’autres communautés, le problème de la marginalité, la question du Nègre agité, l’absence du père » (Itw Congopage.com, aout 2005).

« L’essentiel c’est de m’accommoder de mon mieux de cet avatar d’une version du paradis raté.« 

Verre cassé est le surnom du narrateur bougon et désabusé de ce petit livre iconoclaste. Ce vieil habitué d’un bar de Pointe-Noire au Congo (ville natale de l’auteur) haut en couleurs, « Le Crédit a voyagé » dans le quartier Trois-Cents, il se voit un jour assigner, par son patron (répondant pour sa part au pittoresque surnom de « l’Escargot entêté ») et ami, comme mission d’en écrire les mémoires en quelque sorte, en consignant les histoires de ses clients, afin de laisser une trace de son existence à la postérité. Même si l’intéressé ne se trouve pas forcément qualifié pour, car comme il l’explique humblement: « Moi je ne faisais qu’observer et parler aux bouteilles, à mon arbre au pied duquel j’aimais pisser » L’ambiance est posée !

Culture orale et Culture de l’écrit et Ode à la littérature

Dés la 1e page, Mabanckou souligne la culture orale de l’Afrique par opposition à celle de l’écrit qui assure une plus grande pérennité et rayonnement: « la parole c’est de la fumée noire, du pipi de chat sauvage » résume-t-il dans sa verve imagée afin de conjurer le fameux « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » alors que les aïeuls étaient vus comme les dépositaires et gardiens des histoires et récits du pays. L’auteur lui-même, grand lecteur depuis l’enfance, s’était trouvé isolé dans cette passion peu encore répandue en Afrique pour l’isolement qu’elle constitue et la suspicion qu’elle inspire. Son héros Verre cassé lui ressemble avec une mère qui craignait que « lire gaspill[e] les yeux ».

Le reste du livre est d’ailleurs placé sous le signe de la littérature franco-américaine classique et contemporaine à laquelle il rend hommage en disséminant de nombreux titres, tel un jeu de pistes où le lecteur s’amuse à les reconnaître au fil des phrases. Un des habitués du bar se fait ainsi appeler Holden, on trouve encore en vrac les références de Mort à crédit, Le fantôme de l’opéra, Le désert des tartares, Vipère au poing, Le livre de ma mère, La cantatrice chauve, sans oublier son ami Lafferrière « Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer » et bien d’autres encore (ça pulllule!). Il cite aussi les romans de San Antonio (ayant nourri l’enfance de Mabanckou) et rend hommage au passage à sa littérature populaire qui lui semble supérieure à certaines autres grandes oeuvres consacrées: « mes romans de San Antonio auxquels je tenais beaucoup plus que ces bouquins que les gens coupés de la vie nous ont imposés comme unité de mesure intellectuelle. »

Il nourrit d’ailleurs une dent contre les intellectuels : « les intellectuels c’est toujours ainsi, ça discute et ça ne propose rien de concret à la fin, ou alors ça propose des discussions sur des discussions à n’en pas finir, et puis